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Par Elsa Caruelle-Quilin

 

D’abord, je voulais remercier chacun, il me semble que le sujet de ces journées était particulièrement difficile. Nous avons dû reculer les journées, nous avons buté sur ce signifiant nouveau « opération clinique », nous avons même pensé laisser tomber parfois, changer de sujet.

Sans doute y avait-il une opération dans le choix même de ce signifiant, celle peut-être de traverser le constat clinique, comme Lacan a pu parler de traverser le fantasme. Peut-être l’opération consistait à traverser le fantasme de l’analyste, traverser ce qui fonde la réalité de notre connaissance, forcément paranoïaque, forcément fixe, pour entrer dans le réel d’une rencontre qui court son risque.

L’un des écueils de ce signifiant était d’entendre l’opération comme une métaphore chirurgicale, comme une tentative de guérison donc, tentative délirante comme nous le savons depuis Freud. Il me semble que nous avons outrepassé cet idéal médical et son envers, le constat d’incurabilité de la psychose, envers qui, vous le savez avec la bande de moebius, est en fait du même coté : la psychose n’est pas une maladie mais une structure régie par des lois. Lors de ces journées, l’opération a en fait été abordée comme une écriture, une écriture mathématique ou logique (je pense au travail de Jean Jacques sur la décohérence par exemple), une écriture borroméenne, une écriture du trois dans le cas de Corinne, une écriture, c’est à dire pas seulement une lecture de ce qui était déjà-là. Nous avons, il me semble engagé la responsabilité de l’analyste dans les constructions dans l’analyse peut-être même dans une analyse comme construction. Je vous renvoie au passage à l’un des textes ultimes de Freud que nous avons étudié pour la préparation de ces journées : « constructions dans l’analyse » (1937). Avoir reçu deux fois Monsieur Lesavant, permettait sans doute d’accentuer cette dimension, au point que certains se sont demandé si il ne faudrait pas inscrire cette répétition dans le dispositif même de la présentation de malade.

Je voulais vous lire, si elle me le permet, un court passage d’un mot de Christel, qui me répondait gentillement quand je lui demandais de préparer pour aujourd’hui ses questions, ses critiques, à la fois pour que nous puissions repérer les enjeux de ce qui a été produit mais surtout pour relancer le travail pour l’avenir.

« Je n’ai pris aucune note durant ces Journées : une présentation prenait fin et ouvrait le chemin vers la prochaine, les questions ouvertes par l’une trouvaient leur écho dans la suivante. Un trait du cas répondait ainsi à un autre trait du cas, et c’est un vaste Squiggle game qui s’est dessiné durant ces deux jours : c’est finalement l’Ecole de Sainte-Anne qui était présentée ».

Ce « nous » qui opère, celui de l’impartageable partagé comme tel (Monsieur le Savant), aura peut-être agit ici. Mais non pas comme le nous du « toi et moi », mais plutôt dans sa version grecque, noûs : convocation de l’intelligence, porteuse de questions ou bien s’accordant à dire qu’on n’y peut rien. (la mort) »

Son mail finissait, quelques lignes plus tard par «… Donc, c’était vachement bien »

C’est bien écrit. Un de mes souvenirs de cette journée sera d’ailleurs cette entrée en matière de Christel : « il n’y avait personne dans la chambre ». Cette introduction donnait la note des travaux des journées : au delà du trait du cas, ce qui s’écrivait là là d’emblée, c’était le trait de l’entretien.

Samedi matin, introduction donc des journées, Christel et Stephanie donc et puis Claire et Laetitia : à plusieurs décennies d’intervalle, Lacan puis Czermak prononcent en écho la même phrase « Est-ce que vous avez envie de me tuer, moi ? ». Intervention tout a fait massive de l’analyste, bien loin d’une neutralité bienveillante, tentative de l’analyste de construire, non pas seulement de constater l’axe a/a’. A plusieurs décennies d’intervalle donc, force est de constater que l’opération échoue. Chacun à leur façon, les deux patients ne franchissent pas le seuil de la consistance paranoïaque, aucun des deux ne s’articulent par la grammaire spéculaire du « ou toi ou moi », celle qui aurait fait consister les passages à l’acte, la grammaire qui aurait franchit le seuil du visible.

Lacan est entré dans la psychose avec la paranoïa d’Aimée, la paranoïa est le paradigme de l’analyste lacanien. Même Scherber a pu être dit paranoïaque ce qui semble profondément discutable. Cette matinée donc posait un enjeu : comment un analyste lacanien opère-t-il quand la psychose n’est pas une paranoïa ? Bien souvent dans nos milieu la question est évitée, souvent nous nous contentons de dire que la schizophrénie n’existe pas, nous bottons en touche. Comment un analyste lacanien donc opère-il une psychose non paranoïaque, une psychose ou l’agressivité ne structure pas l’axe a/a’ ?

C’était l’enjeu du samedi après midi et du dimanche matin. Que ce soit Le cas Lesavant ou les cas présentés par Illaria, Jean-Jacques et Corine. Ce qu’il me reste de la présentation d’Illaria, c’est un travail de construction de l’objet dans l’analyse par, entre autre, l’avènement du principe de plaisir comme limite à la jouissance. C’est là que nous pourrions situer, avec Freud, ce travail d’Illaria comme un jugement d’attribution, non pas comme un jugement d’existence, comme une écriture, non pas comme une lecture de ce qui serait-là. C’est parce que ce sont des enfants dira-t-on un peu facilement. Il me semble que ces journées posaient, pour une fois, la question de ce que la pratique avec les enfants nous apprend sur celle avec les adultes, comme peut-être la pratique avec les psychotiques nous apprend sur celle avec les névrosés. Il y a sans doute un lien viscéral entre la pratique avec les enfants et la pratique avec les psychotiques : ce n’est peut-être pas un hasard si Mélanie Klein étaient analyste d’enfants, non pas, comme on le croirait un peu trop vite, à cause de prétendus stades archaïques, mais peut-être a cause de cette plongée dans un espace non-spéculaire. Un espace non spéculaire donc et non pas pré-spéculaire. Même après le stade du miroir, et à condition de savoir s’en servir, un analyste peut, et dans une certaine mesure doit, se mouvoir dans cet espace, à moins qu’il ne faille dire doit se mouvoir dans ce temps, non-spéculaire.

« Une psychanalyse, c’est ce que l’on attend d’un psychanalyste », disait Lacan. Qu’est ce qu’un analyste fait d’un tableau clinique, sinon le trouer ? Jean-Jacques et Corinne ont accroché chacun a leur façon, le trait qui ne faisait pas partie du tableau comme opérateur.

L’opération clinique est, comme les constructions dans l’analyse pour Freud, à la charge de l’analyste. Que ce soit le très joli cas de Corinne sur la voix et le souffle comme objet en partage, que ce soit Jean-Jacques sollicité sur la mort de son père, que ce soit Czermak qui renonce au signifiant psychiatre avec Lesavant, c’est la jouissance de l’analyste qui est en jeu, sa capacité à ne pas céder sur son désir, c’est à dire à ne pas céder sur sa mort.

Il ne s’agit pas là, de sa mort symbolique, cette mort-là nous y tenons, au sens propre : c’est elle qui nous représente, c’est elle qui fonde notre réalité, elle qui fonde notre connaissance psychopathologique, fût-elle lacanienne. Comme vous le savez, cette réalité, Lesavant en dénonce la farce, c’est la difficulté technique que nous avons travaillé avec Sabine, Emilie et Edouard. Ce n’est pas de cette mort-là donc, dont il s’agit pour l’analyste, c’est ce que la psychose nous enseigne. Cette autre mort, la seconde mort, était, me semble-il, une des questions restée en suspend pour Nicolas samedi en fin d’après-midi.

Le dimanche après midi, Agnes posait la question d’une opération du côté du patient cette fois, la fameuse patiente, qui, grâce à un cadre autour d’une photo, suspendait la jonction mélancolique avec sa mère morte. Elle posait, il me semble, la question du transfert quand la construction se fait hors-analyse, à fortiori quand elle est si précaire.

Enfin le cas de Monsieur H et cette exigence de Lacan que le patient précise son dire. Bettina et Charlotte ont démontré qu’une telle exigence est une opération, non pas seulement une constatation. Monsieur H, c’est celui auquel Lacan demande si il pense être un fumier. Au terme des journées, le débat reste vif : Lacan dit-il cela parce que c’est vrai, ou le dit-il ça parce que ça sert, comme une construction dans l’analyse ? La direction de la cure et son opération dans le champs des psychoses relève-t-elle du jugement d’existence ou du jugement d’attribution? C’est il me semble une question freudienne cruciale qui ne se cesse pas de se poser avec la fin de ces journées.

Comme le faisait très bien entendre Luc dans son introduction, se posent, avec ces journées, des enjeux éthiques et politiques sérieux, notamment de savoir si nous pouvons nous autoriser à parler de psychanalyse, non plus seulement de psychothérapie des psychoses, comme nous le disons pudiquement et, peut-être aussi parfois, lâchement.


Par Nicolas Dissez

Dans l’après-coup de ses journées de l’École Psychanalytique de Sainte-Anne, me reste le sentiment d’une réussite qui ouvre sur des projets plus ambitieux encore, ceux ouverts par Marcel Czermak lorsqu’il propose de poursuivre l’élan qui est le nôtre sur le thème : Ce que l’on peut attendre d’un psychanalyste dans le champ des psychoses.
Nos journées on en effet permis un certain nombre d’avancées théoriques dont la principale, celle sur laquelle je reviendrai, concerne essentiellement le registre du transfert dans le champ des psychoses, ouvrant à ce que ces coordonnées transférentielles inédites peuvent permettre pour la conduite de la cure. Ce que l’on peut attendre d’un psychanalyste, c’est en effet la définition – tautologique mais ouverte – que Jacques Lacan donne de la psychanalyse dans son texte Variantes de la cure type : « Une psychanalyse, type ou non, est la cure qu’on attend d’un psychanalyste ».
Les deux entretiens de Marcel Czermak avec Mr Lesavant – ce patient dont on pouvait penser qu’il venait interroger la question du vrai et du faux dans nos existences quand c’est l’abord partagé avec lui de la question de la vie et de la mort qui ouvrait sur un registre transférentiel nouveau – viennent en effet introduire à la possibilité de ce que la rencontre avec un psychanalyste puisse permettre un travail nouveau, dégagé du risque permanent de l’irruption de la jouissance de l’Autre.
Les Mémoires d’un névropathe attestent de l’attente transférentielle de Daniel Paul Schreber à ce qu’un proche, situé à ses côtés, puisse occuper cette position prise par Marcel Czermak au fil de ces entretiens. Il s’agit, par exemple, de ce moment au cours duquel le président témoigne, devant le miroir, des modifications de son torse dans le sens du développement d’une poitrine féminine :

« Au moment de l’approche, ma poitrine pourrait convaincre n’importe qui de la présence de seins féminins relativement bien développés ; tous ceux qui voudront venir me regarder pourront voir de leurs yeux ce phénomène. Je suis donc quasiment en situation d’administrer la preuve de visu. Assurément, une observation menée distraitement, un simple coup d’œil ne suffirait pas. L’observateur devra se donner la peine de rester là au moins dix minutes, un quart d’heure. Alors, tous pourraient observer le gonflement et dégonflement alternatif de mes seins. (…) Je suis assez hardi pour l’affirmer, quiconque me verrait debout devant un miroir, le haut du corps dévêtu – surtout si l’illusion est soutenue par quelques accessoires de la parure féminine – serait convaincu d’avoir devant soi un buste féminin. » (c’est moi qui souligne)

On entend bien, là aussi, l’appel à un partage de phénomènes réels avec un prochain, « n’importe qui » accepterait de se tenir à ses côtés, dit Schreber. Il n’est pas fait ici appel à l’expert, ou au Pr Fleschsig, comme en d’autres moments de l’écriture des mémoires. Cette position, celle du plus proche, du nebenmensch, n’est-elle pas une attente transférentielle à même d’instaurer un transfert dans laquelle l’envahissement par la jouissance de l’Autre ne constituerait plus le risque permanent de la relation ?
Différents passages du séminaire consacré à l’éthique de la psychanalyse peuvent permettre d’éclairer les effets d’une telle opération :

« On peut dire que le Neben¬mensch, dont nous parle Freud au fondement de cette chose, est son pro¬chain. Si, quelque chose, au sommet du commandement éthique, finit, d’une façon si étrange parfois, si scandaleuse pour le sentiment de certains, par s’articuler sous la forme du “Tu aimeras ton prochain comme toi-même”, c’est qu’il est de la loi du rapport du sujet humain à lui-même qu’il se fasse lui-même, à lui-même, dans son rapport à son désir, son propre prochain. »

Dans ce contexte, me sont revenus des souvenirs du temps où, jeune interne, j’étais confronté à une surprise répétée. Ayant eu à suivre au jour le jour à l’hôpital, des patients traversés par des crises psychotiques particulièrement déflagrantes – crises psychotiques aiguës, accès mélancoliques ou catatoniques – et constatant avec soulagement l’amélioration de leur état après une prise en charge non dénuée d’angoisse, je leur proposais au moment de leur sortie, en bon militant de la politique de secteur, de quitter ce lieu de souffrance qu’avait été pour eux l’hôpital, pour consulter au Centre Médico-Psychologique.
C’est la réponse régulière de ces patients qui me laissait alors perplexe. Soulagés de pouvoir retrouver leur domicile, ils insistaient néanmoins pour consulter à l’hôpital, plutôt que d’aller sur le dispensaire où je les adressais. Interrogeant mes ainés sur le choix à opérer devant cette situation, la réponse de mes confrères étaient sans équivoque : entre les idéaux du secteur et la demande transférentielle, c’est le patient qui doit avoir le dernier mot.
Il me semble pouvoir lire aujourd’hui cette demande comme une adresse transférentielle à celui qui avait partagé, au jour le jour et au prix d’une angoisse certaine, le réel auquel ils avaient été confrontés, souvent pendant de longues semaines. Autrement dit c’est celui qui, au plus proche, avait partagé cette expérience à leur côté, auquel ils préféraient s’adresser. Dans mon souvenir, ce suivi, à l’image du ton du deuxième entretien de Mr Lesavant avec Marcel Czermak, s’avérait exempt des risques de susciter le retour d’une jouissance délétère attribuée à leur interlocuteur. La grande valeur de l’entretien de Mr Lesavant avec le Docteur Czermak est de permettre d’instaurer un tel transfert, sans avoir eu à traverser ensemble les mêmes affres.
Soulignons que ce repérage n’est pas une fin en soi. S’il permet d’instaurer un registre transférentiel apaisé, il ne rend pas compte du travail qui peut s’y déployer. Nous sommes encore à quelques encablures d’une direction de la cure dans le champ des psychoses. Notons cependant qu’il permet de spécifier une position de l’analyste que seul l’examen de sa jouissance permis par sa propre cure lui permet d’occuper et qui, loin de concerner uniquement le champ des psychoses, concerne des temps essentiels de tout travail d’analyse.
Marcel Czermak rappelait que ce que nous avons pu appeler « point de réel en partage » peut nous conduire à une cohérence et une unité paradoxalement issue d’un point de départ qui est celui de l’angoisse. Constatant que l’abord de ces difficultés peut également susciter des tensions paradoxales, je souhaite que la reprise de ces enjeux essentiels puissent permettre de retrouver l’élan commun qui a été celui de notre École ces dernières années pour s’attacher au travail de questions qui sont les plus difficiles auxquelles la pratique, comme l’existence même, peut nous confronter.