opération clinique psychanalyse psychiatrie psychiatrie lacanienne

Quelques réflexions autour de la notion d’opération clinique

Par Nicolas Dissez

 

Initions modestement cette année en tentant de préciser ce que nous entendons sous le vocable d’opération clinique, à partir du texte de Freud, « Remémoration, répétition et perlaboration ». Commençons par souligner ce substantif, qui n’est qu’une conséquence de la traduction – le titre allemand formulerait plutôt, « Remémorer, répéter et perlaborer » – pour indiquer que nous avons toujours, tendance, cette opération, à la substantifier trop rapidement, à l’entifier, comme si nous savions de quoi nous parlons, alors que nous n’en sommes qu’à supposer que parfois, au cours d’un entretien, quelque chose s’est opéré, auquel le praticien n’est probablement pas étranger et qu’il s’agit pour nous d’identifier. Une deuxième remarque concernant le titre de cet article permet de repérer que si remémorer, répéter ou perlaborer correspondent à des opérations, c’est ici l’analysant, qui se remémore, qui répète ou qui perlabore. Néanmoins, ces opérations constituent également des modalités de lire le déroulement des séances par le praticien, et l’on peut faire l’hypothèse que leur survenue dépend du positionnement de celui-ci. Autrement dit, l’opération n’est pas spécifiquement celle du praticien ou celle de l’analysant mais elle nous permet d’examiner les modalités dont « ce qui se dit dépend de celui qui écoute », selon l’heureuse formule de Marcel Czermak.

Le texte de Freud comporte une dizaine de pages que l’on peut séparer en trois parties. La première séquence insiste sur l’évolution de la pratique psychanalytique depuis sa découverte conjointe avec Joseph Breuer, jusqu’à 1914, date de la rédaction de l’article. La découverte de la psychanalyse basée sur l’usage de l’hypnose considérait que la remémoration du fait causal de la névrose allait permettre l’abréaction, c’est à dire la libération des affects liés au souvenir traumatique. Une deuxième étape de la technique psychanalytique, délaissant la pratique de l’hypnose, s’attachait à identifier dans les creux de la règle fondamentale, le fait clinique causal de la maladie. Dans la troisième étape – actuelle, dit Freud en 1914 – il s’agit de privilégier l’analyse des résistances qui apparaissent dans le déroulement de la séance. Freud souligne que ces trois techniques visent toujours le même but, la levée de l’oubli du souvenir à l’origine de la névrose. Soulignons que cette évolution s’est imposée à Freud comme une nécessité devant une technique qui, si elle se montrait d’une grande efficacité dans le temps de sa découverte, se révélait progressivement de moins en moins opérante. Il s’agit de cerner les raisons de la perte d’efficacité progressive de ces techniques, imposant l’évolution de la pratique. Puisque chacune de ces opérations correspond en même temps à une lecture renouvelée du déroulement de la séance et à une conception remaniée de la technique analytique, il s’agirait également d’envisager que cette évolution soit inhérente au mouvement analytique lui-même. On pourrait s’interroger sur le fait que Freud, après la rédaction de ce texte, se soit attelé à de nouvelles techniques puis que Lacan ait permis de proposer d’autres opérations cliniques – on pense à l’attention portée au registre de l’équivoque signifiante pour lever les résistances – voire que notre recherche concernant l’opération clinique, participe de ce mouvement, de cette évolution nécessaire. La psychanalyse serait ainsi vouée à voir s’atténuer l’efficacité de ces techniques opératoires au fur et à mesure de leur découverte pour être inexorablement amenée à en proposer de nouvelles, ce à quoi donc nous nous attachons cette année. C’est une hypothèse, qui permettrait d’éclairer la formule de Lacan, prononcée en 1979 lors de Journées sur la transmission de la psychanalyse :

« La psychanalyse est intransmissible. C’est bien ennuyeux que chaque psychanalyste soit forcé – puisqu’il faut bien qu’il y soit forcé – de réinventer la psychanalyse. »

Nous sommes forcés de réinventer la psychanalyse, de réinventer des modalités d’opérer cliniquement, parce que nos opérations s’épuisent dans leur efficacité pratique. On pourrait ainsi proposer, « Remémorer, répéter, perlaborer, équivoquer, opérer… » Encore faudra-t-il préciser ce que nous entendons par ce dernier terme, c’est notre tâche cette année.

Un mot de plus sur le caractère opératoire de l’équivoque signifiante au sens où c’est là encore l’analysant qui équivoque mais que c’est l’attention de l’analyste à cette dimension qui rend opératoire ce registre. Lacan signale les conditions de son efficacité sur le symptôme, c’est à dire de son action réelle. Pour que l’équivoque trouve son caractère opératoire, dit-il, il s’agit qu’un signifiant apparaisse attaché à une signification et qu’une autre de ses significations soit présente dans le discours du patient, mais détaché de ce signifiant. L’équivoque, pour être efficace, pour qu’elle opère réellement donc, doit venir articuler, ces trois dimensions présentes dans le discours de l’analysant : le signifiant – symbolique – la signification – imaginaire – et le symptôme – réel – ces trois registres se présentant initialement comme détachés. C’est ici l’enjeu de l’équivoque interprétative que de venir les nouer. Peut-être pouvons-nous envisager que toute opération clinique authentique en tant qu’elle vise à un effet réel se doit de concerner les trois registres, cette condition étant celle qui permettrait d’aboutir à des conséquences réelles. « En aucun cas une intervention psychanalytique ne doit être théorique, suggestive, c’est-à-dire impérative ; dit Lacan à l’université de Yale, elle doit être équivoque. L’interprétation analytique n’est pas faite pour être comprise ; elle est faite pour produire des vagues. » Peut-être pouvons entendre ces vagues comme des effets réels, ici dans le registre névrotique.

Après avoir souligné que ces trois techniques successives – hypnose avec abréaction, repérage du refoulement dans les creux de l’association libre et interprétation des résistances – visaient toutes à permettre la levée du refoulement, à lutter contre l’oubli donc, la seconde partie du texte s’attache à démontrer l’insuffisance de cette notion « d’oubli », par des remarques, dit Freud, dont « tout analyste a pu vérifier par lui-même la justesse ». Il n’y a en effet aucun oubli levé par le travail de la cure dit Freud, puisque lorsque ce souvenir est formulé dans les séances et que l’analysant en repère la valeur, celui-ci ne manque jamais d’ajouter : « À vrai dire, je n’ai jamais cessé de savoir tout cela, mais je n’y pensais pas. » Il n’y a pas non plus d’oubli qui serait levé par le travail des séances souligne Freud, parce que ce qu’on appelle les souvenirs écrans comportent en eux-mêmes, lorsqu’on les déplie, l’essentiel des éléments de la vie infantile. Il n’y a en fait pas d’oubli, ajoute également Freud, parce que ces éléments essentiels et structurants de la vie psychiques, ces faits déterminants que l’analyse vise à dévoiler n’ont souvent jamais été vécu consciemment par le sujet. « La conviction acquise par le malade au cours de l’analyse, dit-il, reste tout à fait indépendante d’un pareil souvenir. » Bien plutôt, l’analyse en restitue la fonction par le biais du rêve. On touche ici du doigt la substitution de la présence d’un fait dans la réalité par le registre du réel. « Il n’est généralement pas possible de faire resurgir le souvenir de certains incidents d’une très grande importance, je veux dire d’incidents survenus dans la toute première enfance, avant que le patient ait été apte à les comprendre, mais qui ont été ultérieurement interprétés et compris. C’est le rêve qui les fait connaître et la structure même de la névrose apporte la preuve évidente de leur réalité. » C’est ici que le terme de structure apparaît sous la plume de Freud. Cette dimension réelle de la structure va apparaître de façon encore plus manifeste dans la quatrième et dernière raison par laquelle Freud souligne l’inadéquation de cette notion d’oubli. Il n’y a pas d’oubli suivi d’une remémoration parce que cette structure déterminante ne se manifeste pas dans une remémoration mais dans la névrose de transfert elle-même : le patient rejoue cet enjeu déterminant de la névrose dans le champ de la cure elle-même. « Ce n’est pas sous forme de souvenir que le fait oublié reparaît, mais sous forme d’action. Le malade répète évidemment cet acte sans savoir qu’il s’agit d’une répétition. »

Chacune des modalités de lectures cliniques se substitue ici à celle d’oubli pour la relativiser : souvenir écran, manifestation dans la structure du rêve ou répétition dans le transfert, renvoient de fait à une conception renouvelée de la causalité des troubles et des modalités dont l’analyste peut intervenir pour les subvertir. On mesure ainsi ce fait essentiel à notre recherche sur la notion d’opération clinique : en même temps que Freud envisage des lectures différentes du déroulement de la cure se modifient sa conception de la cause des troubles et la façon dont il envisage le mode opératoire de l’analyste. Les trois sont ici indissociables et sont covariantes, il y là un enjeu essentiel de notre propre travail de recherche concernant l’opération clinique.

C’est cette dernière conceptualisation de la cure par le biais de la répétition du fait causal dans le transfert qui va centrer la troisième partie du texte où Freud examine les rapports entre répétition, transfert et résistance. Il y envisage la situation initiale provoquée par l’hypnose comme une situation idéale de levée de toutes les résistances ; soulignons que cette technique faisait également l’économie de toute nécessité d’examen du transfert, elle donnait dit Freud, l’impression « d’une expérience de laboratoire ». La lecture du déroulement de la cure par le biais de la névrose de transfert conduit à la survenue d’autres manifestations de la résistance, en particulier, souligne Freud, de réactions thérapeutiques négatives. Notons que la possibilité de permettre la remémoration du souvenir garde, pour Freud, y compris dans ce contexte, la valeur d’une situation idéale : « La tactique que le médecin doit adopter en pareil cas est aisément justifiable. Son but est le rappel du souvenir à la vieille façon, la reproduction dans le domaine psychique. Ce but il le poursuit, même quand il se rend compte que la nouvelle technique ne permet pas de l’atteindre. »

Passons plus rapidement sur ce passage pour souligner la valeur pour notre recherche de la question de la perlaboration et de celle du temps. La possibilité de réinterroger la nécessité d’une efficacité immédiate est en effet au cœur de la conclusion du texte. Voici un de ces passages :

« J’ai mainte fois été appelé à donner mon avis sur des cas où le praticien se plaignait de ce qu’après avoir mis en lumière la résistance du malade, la lui avoir montré, aucun changement ne s’était produit ; au contraire, l’ensemble de la situation était devenue plus obscur encore et la résistance s’était accrue. Le traitement semblait piétiner sur place. Je pus chaque fois reconnaître que ces vues pessimistes étaient mal fondées. Le traitement progressait de manière satisfaisante mais le médecin n’avait oublié qu’une chose, c’est qu’en donnant un nom à la résistance on ne la fait pas pour cela immédiatement disparaître. Il faut laisser au malade le temps de bien connaître cette résistance qu’il ignorait, de la perlaborer, de la vaincre et de poursuivre, malgré elle et en obéissant à la règle analytique fondamentale, le travail commencé. »

Plus loin Freud souligne combien cette conceptualisation nécessaire porte sur la question du temps et vient se substituer à la pratique initiale de l’hypnose et de l’abréaction :

« Cette perlaboration des résistances peut, pour l’analyser, constituer, dans la pratique, une tâche ardue et être pour le psychanalyste une épreuve de patience. (…) On peut la comparer, au point de vue théorique, à “l’abréaction” des charges affectives séquestrées par le refoulement et sans laquelle le traitement hypnotique demeurait inopérant. »

L’interrogation de cette dimension du temps est probablement essentielle à reprendre dans la perspective du repérage d’une opération clinique possible dans le champ des psychoses. Notons ainsi que cette substitution d’une intervention inusitée faisant intervenir cette dimension de temporalité par rapport à une intervention plus classique portant sur le sens au sujet de la survenue d’une hallucination acoustico-verbale est au cœur de l’échange de Jacques Lacan avec cette patiente rencontrée à Henri-Rousselle en décembre 1955 pour laquelle il estime avoir permis la mise en évidence d’une « perle ». Voici comment il relate son échange avec elle dans la « Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » :

« C’était la fille qui, lors de notre examen, nous produisit pour preuve des injures auxquelles toutes deux étaient en butte de la part de leurs voisins, un fait concernant l’ami de la voisine qui était censée les harceler de ses assauts, après qu’elles eussent dû mettre fin avec elle à une intimité d’abord complaisamment accueillie. Cet homme, donc partie dans la situation à un titre indirect, et figure au reste assez effacée dans les allégations de la malade, avait à l’entendre, lancé à son adresse en la croisant dans le couloir de l’immeuble, le terme malsonnant de : “Truie !”
Sur quoi nous, peu enclin à y reconnaître la rétorsion d’un « Cochon ! » trop facile à extrapoler au nom d’une projection qui ne représente jamais en pareil cas que celle du psychiatre, lui demandâmes tout uniment ce qui en elle-même avait pu se proférer l’instant d’avant. Non sans succès : car elle nous concéda d’un sourire avoir en effet murmuré à la vue de l’homme, ces mots dont à l’en croire, il n’avait pas à prendre ombrage : “Je viens de chez le charcutier…” »

Vous entendez combien la rectification de Jacques Lacan comporte la possibilité d’abandonner une interprétation « classique » portant sur le sens pour se contenter de porter sur une question de temporalité. Plutôt que d’entendre la formulation « Truie », au titre d’une projection, Lacan se contente d’interroger la patiente sur ce qu’elle avait pensé « l’instant d’avant ». C’est en ce point qu’il précise :

« Disons que semblable trouvaille ne peut être que le prix d’une soumission entière, même si elle est avertie, aux positions proprement subjectives du malade, positions qu’on force trop souvent à les réduire dans le dialogue au processus morbide, renforçant alors la difficulté de les pénétrer d’une réticence provo¬quée non sans fondement chez le sujet. »

Si l’opération clinique qui est celle de Lacan, nécessite d’abandonner des techniques qui seraient celles propres à la névrose pour « se soumettre aux positions subjectives du malade », la question du temps comme celle de l’espace, me semblent ici au cœur de ces positions subjectives. Comment se familiariser avec une temporalité et un registre de l’espace qui nous déroutent si régulièrement dans notre abord de la psychose ? C’est bien me semble-t-il un des enjeux que nous nous donnons en mettant sur la table la question d’une opération clinique possible dans le champ des psychoses. Ces questions justifient en particulier d’examiner les modalités dont l’objet a, faisant ici irruption dans le champ de la réalité du sujet psychotique vient bouleverser notre appréhension ordinaire de ces dimensions temporelles et spatiales. L’irruption dans le champ des psychoses d’une demande impérative et immédiate, ne tolérant aucune possibilité d’être différée est fréquemment la marque de la venue au premier plan de cet objet. Notons que celui-ci peut venir prendre des modalités variées dont le repérage revient ici au praticien.

A titre d’illustration, je souhaitais vous proposer un exemple, concernant un jeune étudiant reçu récemment et qui venait, justement, me faire la demande d’une opération – chirurgicale celle-ci. Il s’agit d’un jeune homme ayant présenté une bouffée délirante apparemment résolutive mais néanmoins en difficulté pour revenir à son domicile. Il m’est adressé dans ce contexte par son secteur dans l’établissement où je travaille qui se trouve être une clinique. Probablement mené par des effets de signifiant, il est d’accord pour être adressé dans ce lieu sur un étrange malentendu, puisqu’il demande dans cette clinique à être opéré chirurgicalement d’une gynécomastie. Cette particularité présente depuis l’enfance – indépendante de toute prescription neuroleptique – avait provoqué les remarques ironiques de ces camarades alors qu’il avait enlevé son T-shirt lors d’une colonie de vacance à l’âge de 7 ans, souvenir auquel il reste douloureusement fixé. La prise en charge va ici consister à prendre en compte la valeur de sa demande, à prendre acte en particulier de la valeur essentielle de celle-ci puisque, dit-il, aucune inscription sociale n’est possible sans cette opération, toute relation sociale le soumettant à des regards ou à des quolibets qui le renvoient à une féminisation insupportable. En l’occurrence, l’écoute attentive de son histoire et de son parcours comme des circonstances ayant déclenché cette bouffée délirante inaugurale de sa psychose mais aussi l’objectivation clinique de cette gynécomastie semble avoir permis non seulement un apaisement de la demande mais progressivement une modalité de différer l’intervention chirurgicale qu’il demandait sur un mode immédiat à son admission. L’impératif d’extraire chirurgicalement l’objet qui l’assigne à une place féminisante, semble ici envisagé sur un mode nécessaire mais repoussé à une échéance ultérieure. Autrement dit il s’agit de passer d’une position binaire à l’égard de l’objet, position qui abolit toute perspective – « Homme ou Femme », « opéré ou pas » – à une situation de torsion dialectique qui maintient un écart avec cet objet et permet l’institution d’une temporalité : « Cette opération est importante mais je pourrais la faire plus tard. Je vais d’abord effectuer ma rentrée à la faculté ». Il semble que ce soit cette « opération » par laquelle l’urgence de la chirurgie est reportée à une échéance ultérieure – voire repoussée asymptotiquement à l’infini comme la perspective inverse de Schreber de devenir femme – qui joue ici un rôle essentiel.

À chaque praticien revient la charge d’examiner quelle opération paradoxale – quel compromis raisonnable, formule Schreber – peut permettre à chacun de nos patients de retrouver un environnement habitable.