Par Bettina Gruber

 

Par les temps qui courent, les informations se multiplient et se ressemblent. De plus en plus envahissant, arrivant par tous les canaux, radio, télévision, réseaux sociaux, whatsApp, « ça » nous « parle » de tous les côtés. Chacun y va de son commentaire, de son écrit, de son avis, de son expertise.  Nous tournons en rond,  dans nos appartements, nos pensées, nos discours.

 

« Entraînés dans le tourbillon de ce temps de guerre [1], insuffisamment ren­seignés, sans un recul suffisant pour porter un jugement sur les grands changements qui se sont déjà accomplis ou sont en voie de s’accomplir, sans échappée sur l’avenir que se prépare, nous sommes incapables de comprendre la signification exacte des impressions qui nous assaillent, de nous rendre compte de la valeur des jugements que nous formulons. »

 

Pour ma part, je ne n’arrive même pas à formuler un jugement : je n’ai pas d’avis sur la question,  je n’ai rien à dire sur ce qu’il faudrait faire ou pas, sur ce qu’il aurait fallu faire ou pas pour éviter la catastrophe – encore que… je n’y crois pas trop à cette idée qu’on aurait pu s’y préparer. Cela nous tombe dessus, et toute la préparation, précaution, anticipation du monde ne nous protègeront contre l’imprévu, par définition imprévisible. La catastrophe à laquelle nous nous trouvons confrontés n’est pas une guerre – quoiqu’on en dise ;  mais il me semble que l’effet de sidération, de vacillement de la réalité quotidienne, la désillusion qu’elle entraine, peut faire écho avec ce que Freud a observé en son temps et qu’il a analysé avec perspicacité.

 

« Il nous semble que jamais un événement n’a détruit autant de patrimoine précieux, commun à l’humanité, n’a porté un tel trouble dans les intelligences les plus claires, n’a aussi profondément abaissé ce qui était élevé. La science elle-même a perdu sa sereine impartialité ; ses serviteurs, exaspérés au plus haut degré, lui em­pruntent des armes, afin de pouvoir contribuer, à leur tour, à terrasser l’enne­mi. L’anthropologiste cherche à prouver que l’adversaire appartient à une race inférieure et dégénérée ; le psychiatre diagnostique chez lui des trou­bles intel­lec­tuels et psychiques. »

 

Comme la guerre dont parle Freud, la catastrophe sanitaire qui nous touche est mondiale. Comme la guerre dont parle Freud, elle met à nu la fragilité de ce qui fait société, ébranle nos certitudes, réintroduit le tragique là où la science et le progrès technique semblaient nous assurer une protection finalement bien illusoire contre les aléas de la nature, de la vie tout simplement. Face à l’effraction de l’inédit, toutes les expertises les plus scientifiques perdent leur « impartialité » ; leur capacité à proférer un jugement éclairé, à orienter les actions, est mise à mal ; comme tout un chacun, ils sont « entraînés » par « le tourbillon », dans une espèce d’affairisme angoissé qui empêche toute réflexion, toute prise de recul.

 

« Mais il est probable que nous ressentons d’une façon excessivement forte le mal de cette époque et n’avons aucun droit de le comparer avec le mal d’autres époques que nous n’avons pas vécues. »

 

La comparaison avec d’autres époques que nous n’avons pas vécues, ne permet pas d’éclairer ni d’atténuer le mal qui nous tombe dessus ici et maintenant ; nous le vivons avec force. Et nous ne pouvons rien en dire au moment où nous le vivons.[2]

 

Mais cela ne nous dispense pas de l’obligation tout à fait analytique d’interroger ce qui nous arrive alors que cela nous arrive, avant même de formuler un quelconque jugement. Quand « le mal » nous touche  directement, à la fois collectivement et individuellement, quand nous nous rendons compte que ce n’est pas parce que c’est déjà arrivé que cela n’arrivera plus, cela questionne, chamboule, interroge.   C’est là – il me semble – que la psychanalyse a sa place ; elle  ne commente pas, elle interroge. Elle crée ainsi un premier écart entre ce qui nous arrive et ce que nous en pensons, alors que cela arrive, alors que nous sommes en train de le vivre.  Elle introduit du questionnement là où il n’y avait dans un premier temps que sidération. Elle permet au sujet de « s’orienter dans ses idées et sentiments » alors qu’il semble condamné « à ne rien faire », de rester chez soi en « non-combattant ».

 

« L’individu, qui n’est pas combattant et ne forme pas un rouage de la gigan­tesque machine de guerre, se sent désemparé, désorienté, diminué au point de vue du rendement fonctionnel. Aussi acceptera-t-il sans doute avec empres­sement toute indication susceptible de l’aider, tant soit peu, à s’orienter dans ses idées et sentiments. Parmi les facteurs qu’on peut considérer comme les causes de la misère psychique des hommes de l’arrière et contre lesquels il leur est difficile de lutter, il en est deux que je me propose de faire ressortir et d’examiner ici : la déception causée par la guerre et la nouvelle attitude, qu’à l’exemple de toutes les autres guerres, elle nous impose à l’égard de la mort. »

 

Freud se propose ici d’examiner les causes de la misère psychique des « hommes de l’arrière » dont il fait partie ; il se pose en analyste. Il ne s’agit ni de commenter, ni de dénoncer, où encore de rester sans rien faire. Il s’agit de faire son travail d’analyste, en commençant par interroger son propre vécu, sa propre « déception », son propre désarroi face à la guerre et la mort.

 

L’angoisse sème « le trouble dans les intelligences les plus  claire », pousse facilement à l’agir, à la fuite en avant, à être là où ça ne pense pas. Ainsi ai-je pu lire avec consternation dans un mail que je viens de recevoir d’une association analytique oeuvrant pour la mise en place d’un enième numéro vert destiné aux soignants :

 

« Il paraît préférable de dénommer ces antennes non pas « Antennes d’écoute », mais « Antennes de parole ». En effet, la position d’écoute silencieuse du psychanalyste n’a pas bonne réputation, et non sans raison. Les soignants qui vont nous appeler veulent parler, et cela pour qu’en retour leurs angoisses s’éclaircissent. Le motif de leur appel est déjà connu : c’est le rapport en continu qu’ils ont avec une mort imminente, qui se concrétise trop souvent. Derrière ces morts réelles, resurgit la pulsion de mort présente depuis le psychisme infantile : elle résulte de l’angoisse de « l’inceste » et du « parricide ». Ce sont les deux grandes découvertes freudiennes. Aux morts réelles font écho la commotion des angoisses de l’enfance. »

 

Un certain activisme, pour ne pas dire affairisme, ne cache-t-il pas « la misère psychique des hommes de l’arrière » que sont les analystes qui tentent tant bien que mal d’évacuer leur propre angoisse sous prétexte de vouloir éclaircir celle des autres, de ceux qui sont « au front » ? Qui a besoin de parler ici ? Qui s’adresse à qui ? Que vaut cette parole confisquée d’avance par un analyste qui prétend déjà connaître le motif de l’appel avant même que la personne en dise quelque chose ? Que vaut cette écoute obturée par un prêt-à-penser pseudo freudien ? En quoi un analyste aurait sa place derrière une hot-line ? N’y-a-t-il pas confusion entre une urgence sanitaire « objective » et « collective » et l’urgence subjective de parler, singulière et propre à chacun ? Pourquoi les soignants qui en somme ne font « que » leur métier – dans des circonstances particulièrement difficiles certes – ressentiraient d’un seul coup la nécessité de parler de leur rapport à la mort – rien que ça !

 

Il me semble urgent de (re) lire Freud dans le texte pour questionner nos propres angoisses au moment où nous les vivons comme tout le monde, y compris et surtout celle devant la réalité de la mort. C’est aussi ça que l’on peut attendre d’un analyste en temps de crise et devant une situation radicalement inédite : qu’il continue d’analyser, de questionner, d’interroger les causes de la misère psychique, la notre et celle de nos contemporains, analysants et patients.

 


Références

 

[1]     Freud a écrit ce texte en 1915 lors de la première guerre mondiale. Il s’agit de « Considérations actuelles sur la guerre et la mort »,  que je cite ici – in extenso – dans la traduction de Jankelevitch,  texte non confiné et librement accessible ici pour qui souhaite s’engager avec moi dans la lecture de ce texte.

http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund_2/essais_de_psychanalyse/Essai_4_considerations/considerations.html

[2] Une aporie relevée par Lacan après Freud : “Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas…. »