Par Cyrille Deloro

 

 

« Dans ce trésor préverbal d’impressions primaires, qui confirment la possibilité d’atteindre le monde, se fonde la capacité à croire à des promesses : ce que l’on appelle généralement la foi n’est qu’un autre mot pour désigner une confiance dans le langage rôdée avant le langage »

Sloterdijk [1]

 

Dans son dernier livre Vivre avec nos morts, Delphine Horvilleur dit que la mort est hors de l’atteinte des mots, qui sont toujours du côté de la vie. Est-ce que dans la langue de Bichat je peux dire que la vie est l’ensemble des mots qui résistent à la mort ? Ou dans celle de Freud que les morts et les mots s’excluent mutuellement ? Résister ou exclure, tout est là. La catatonie comme négativisme, mutisme, pose la question de la mort du sujet, la mort psychique du sujet, jusqu’où il convient au clinicien de l’entendre, de s’y glisser, d’y mettre ses plis. Lacan avançait l’expression de mort du sujet à propos de Schreber qui traîne après lui un cadavre lépreux, son jumeau gros de délire. Mais la mort du sujet, c’était aussi bien les enveloppes humaines vides dont le texte de Hoche et Binding voulait se débarrasser, ces existences-fardeaux qui ne valent pas la peine d’être vécues, encombrent les souffrances familiales, auxquelles la psychiatrie progressiste allemande des années 20 a proposé la Gnadentod, la mort charitable ou mort par charité. Qu’attendre quand il n’y a pas d’attente ?

Qu’attendre d’un psychanalyste dans les cas où son Erwartungsvorstellung à lui, sa représentation d’attente, consiste à s’accorder à la désintrication pulsionnelle du patient, au point de n’écouter plus rien que le rien,et ne plus entendre ? Au moins les mots, signifiants, lettres, en tant que bords, résistent à quelque chose, un barrage contre n’importe quoi, le Pacifique, la démence, la mort.

La vie du sujet, elle, est une affaire d’éthique et de transfert. « Si les catatoniques d’antan ne sont plus, serait-ce l’indice d’une sensibilité particulière au transfert qui, sous l’égide de l’humanisation des hôpitaux puis de la psychothérapie institutionnelle, rendrait compte de la diminution de fréquence des tableaux les plus francs. Que penser alors de leur retour, cliniquement abâtardi certes, si celui-ci s’avère ? »[2]. Le JFP 39 suggère nettement que si la catatonie a fondu par effet de transfert, elle pourrait bien réapparaître du faitd’une psychiatrie sans transfert. Au-delà de la déploration de ce qu’on ne parle plus aux ou avec les patients, si l’accès du clinicien à la dimension de la parole a permis de concaténer la catatonie en signifiants et en lettres, une psychiatrie sans parole peut bien très la faire réapparaître voire la produire. C’est à la fois une menace et une mise en accusation. Voyons comment ça réagit en face.

 

Situation de la catatonie

 

Il est m’impossible après l’article de Rémi Tevissen de refaire l’histoire de la catatonie[3]. Je peux rappeler sa transversalité tous azimuts, comme entité, syndrome, épisode, état, trans-espèces chez Baruk, rappeler son traitement chez Kahlbaum entre la méthode débilitante et la roborative tantôt pour affaiblir tantôt pour rendre des forces, son absorption par Kraepelin dans la dementia praecox : « nous pouvons considérer la catatonie de Kahlbaum dans l’ensemble comme une forme, bien que particulière, de démence praecox »[4]. Aussitôt discutée, déchirée, contestée, elle semble n’être née que comme problème nosologique. Lasègue et Chaslin lui consacrent un article en 1888[5]. De mon côté je suis allé trouver Claus « Catatonie et Stupeur »[6], mentionnée par Kraepelin[7] en 1909 dans la 8ème édition du Traité et par Lacan en 1956[8].

Claus demandait la place qu’elle devait occuper dans nos classifications, quelles étaient sa valeur, son importance, si elle devait être considérée comme un symptôme, un syndrome ou une entité morbide. « Déjà Pinel avait remarqué qu’un maniaque peut devenir mélancolique, mais c’est surtout notre compatriote Guislain qui a mis cette vérité en pleine lumière. Les formes de l’aliénation mentale, dit-il, peuvent se transformer l’une dans l’autre de façon qu’un même patient peut quelquefois les présenter toutes successivement : ainsi tel malade, après avoir été mélancolique, devient ensuite maniaque pour finir par la démence (…) Comme l’a dit Morel, l’excitation ou la dépression sont des symptômes que l’on rencontre dans toutes les variétés de la folie et qui, par conséquent, ne constituent pas des formes essentielles. Cela démontre qu’il y a un écueil à éviter dans la classification des maladies mentales, c’est de vouloir trop simplifier, trop spécifier les formes. »[9]

Réversibilité changée en base stable par Bleuler en 1911 qui l’absorbe dans la schizophrénie et assure sa pérennité comme schizophrénie catatonique et hébéphréno-catatonie. Elle accompagne au XXème siècle l’histoire de la nosographie et des traitements comme un fantôme muet, tour à tour diagnostique, sémiologique, phénoménologique, qui enfle ou se résorbe : en hystérie de conversion, en catatonie mélancolique, en démence. Elle est théorigène : de la désintrication pulsionnelle, du négativisme, de la parole pathogène et de l’absence de discours opposable (objecter n’est pas résister), du rythme pulsionnel et du trouble de la pulsatilité inconsciente (ou comment rythme et vie sont indéfectiblement liés).

Est-ce qu’elle est une figuration plausible de la pulsion de mort ? Je souligne la vitesse avec laquelle Pierre Thomas, professeur de psychiatrie à Lille[10], renvoie les hypothèses métapsychologiques aux mêmes châteaux dans le ciel auxquels Kraepelin vouait les hypothèses freudiennes : elles n’ont pas de preuve, il est inutile de les approfondir. L’important est que la catatonie ait fondu, réagisse bien aux ECT et à certains benzo, qu’on la prenne assez tôt pour éviter les évolutions fatales. Comme telle elle est un trouble de l’humeurqui a retrouvé son autonomie après l’avoir perdue. Pierre Thomas tranche qu’« aujourd’hui on sait que c’est un syndrome », en tant que telle ne veut rien dire, ne renvoie à aucune question sur la vie et la mort, ou plutôt les questions qu’elle pose sont renvoyées à un champ métapsychiatrique ou extramédical. C’est de bonne guerre, mais c’est la guerre.

 

Hypothèses métapsychologiques sur la catatonie

 

Dans sa transversalité, la catatonie est un champ de bataille disciplinaire et je vais en relever la teneur idéologique. C’est la seule contribution dont je suis capable, disons de philosophe sympathisant ou d’analyste stratégique de la situation. Je vais prendre le même angle d’approche que j’avais pris à propos du Largactil : je soulignais le paradoxe d’un objet commun qui soldait en réalité l’hétérogénéité et l’autonomie de chaque discours qui tentait d’en rendre compte. Même angle que pour la schizophrénie bleulérienne quand j’écrivais : « Comme les théoriciens de la schizophrénie font une théorie du sujet sans en avoir les compétences ni la prudence, chacun ne trouve que ce qu’il a projeté. Généticiens, neurologues, psychopathologues, psychologues : chaque discipline peut se sentir légitimement et partiellement reflétée dans le miroir de la schizophrénie, mais peut du même coup revendiquer sa part et représenter pour les autres une menace d’annexion. La superstructure en apparence la plus moniste dessine en réalité la carte d’un morcellement de la psychiatrie », et je trouvais ironique qu’à faire de l’incohérence des symptômes un principe d’ordre, on ne récolte en somme qu’une incohérence épistémologique globale.

L’enjeu de la catatonie est sa rétrocession comme entité morbide dévolue à la description clinique, à des états tronçonnés en épisodes rendus à la neurologie et au fourre-tout du whatever works. Ce qui gêne aux entournures l’article de Dimitriadis[11], qui liste les interprétations métapsychologiques de ce qui reste aujourd’hui de la catatonie comme terrain d’entente entre deux faces plus que jamais opposées de la discipline psychiatrique. Le prix à payer de cette rétrocession à la neurologie, c’est une théorie des affects qui se dégrade en une théorie des humeurs, en faisant passer au premier plan une phénoménologie d’opérette.

A propos de la suggestibilité catatonique, il y a un passage de l’article de Dimitriadis que j’aimerais signaler : celui où il dit que Lacan met en relation la théorie de la gélification du signifiant avec le pavlovisme, la rétrogradation du signifiant gelé au signal ou au stimulus. Dans une main tendue aux neurosciences, on voit le psychanalyste en flagrant délit de céder sur les mots et de concéder à en faire des choses. Je rappelle avec ironie la réponse magistrale de Pichon à Palvov en 1936 –mort de Pavlov : si un réflexe peut être conditionné, c’est bien une confirmation de la pensée freudienne d’associations d’idées et d’affects, où l’affect est stimulé, et l’idée est afférente[12]. Le pavlovisme montre seulement comment la prise de l’Autre est nécessaire pour agrafer ensemble affect et représentation. Le réflexe conditionné démontre l’association entre l’image et l’affect, clochette = salivation, danger = faire le mort. Bien sûr chez le chien ou l’insecte on ne peut pas parler d’association d’idée mais de réflexe. Où aurions-nous le droit de faire entrer de l’idéique dans un réflexe de protection ?

Je mets en parallèle la régression thymique du patient et la régression théorique du psychiatre. Dans ce passage des affects aux humeurs, on peut lire :  1) le même forçage par lequel Bleuler transposait trop vite aux psychotiques les mêmes complexes d’affects et d’idées que Freud employait pour la névrose, 2) le retour d’une théorie du sujet un peu trop épique pour être honnête, au sens où les héros grecs par exemple, ne trouveraient aujourd’hui d’équivalent que dans les troubles dissociatifs avec agitation : pas de moi régulateur, ils sont immédiatement identifiés aux multitudes d’affects qui les traversent. 3) En ce sens, c’est le retour du moi comme idéal de tempérance et de thymorégulation. On est passé du moi comme synthèse passive à l’idéal d’un moi de synthèse pharmaco-induit. Parodiant un autre propos de Marcel je dirais à propos du Moi qu’ « on voit bien, à ce qu’il manque, la place qu’on lui donne ».

 

Le mental et l’organique

 

Lacan construit très peu sur la catatonie, et nous laisse dans la situation d’avoir à construire une théorie lacanienne de la catatonie. Le tour est très rapide. Dans la thèse, 5 occurrences : p. 96, 119 où il cite Bleuler, p. 130 « Délire et personnalité », p. 258 et 322 sur la perte d’objet. Dans les séminaires 5 occurrences : dans les écrits techniques et la discussion avec Rosine Lefort du 10 mars 1954, p. 186, dans SIII sur l’historique des psychoses où il renvoie à l’article de Claus que j’ai mentionné, la catatonie de l’image fait son entrée dans l’Angoisse le 29 mai 1963 avec la reprise de l’homme aux loups[13]. Un dernier regard rétrospectif est celui de Green dans la Logique du fantasme[14] le 15 mars 1967. D’après Charlotte Bayat, Lacan finit par la déclarer maladie organique mais je n’ai pas retrouvé cette référence[15].

Sortie du sac détestable des schizophrénies, sémiologiquement faible et cliniquement soluble dans des entités plus solides, la catatonie forme un champ tiers qui ne se laisse reconduire ni à la paranoïa ni à la paraphrénie. Dans le panel kraepelinien de la démence précoce, elle forme un point irréductible. Le dit-schizophrène de Lacan en 67 ou l’Etourdit de 72 en réponse à l’anti-Œdipe, s’approchaient de cette catatonie comme défaut de la morsure du langage sur le corps, que Marcel Czermak condense dans la formule selon laquelle le psychotique n’a pas de discours pour lier les organes en fonction. C’est marrant parce que Lacan écrivait exactement : le schizophrène[16] – vous avez changé le schizophrène en psychotique. J’y vois un encouragement.

Or quelle ne fut pas ma surprise de voir que la citation liminaire de votre article sur « un problème de nosographie des psychoses – les délires d’imagination : un imaginaire sans moi » est précisément le passage de RSI où Lacan dit que si l’être parlant se démontre voué à la débilité mentale, c’est le fait de l’imaginaire[17]. Moi qui de longue date voulais faire quelque chose sur l’histoire de la débilité, voilà catatonie et débilité reliées, même de loin, par l’idée que la psychanalyse n’a rien à céder sur le mental etl’organique.

 

La catatonie partielle fait-elle lettre ?

 

Jaspers écrit que le cas typique c’est le cas dont on se souvient[18].

Sainte Anne 2006. Jeune homme de 23 ans, quatrième hospitalisation avec un signal symptôme d’excitation. Les trois premières hospit il serait resté une semaine le temps de se calmer – on n’aurait rien vu et il était rentré chez lui. Cette fois il est revendicatif. Il faut qu’on installe d’urgence des bouteilles d’eau et des tapis de bain pour les des douches parce que c’est dangereux, on peut glisser. D’ailleurs il faudrait aussi des bouteilles d’eau parce que son grand-père est mort pendant la canicule de 2003. A propos de la mort du grand-père l’oncle a dit : « il a rejoint ton père ». Il signale que l’oncle lui a dit de ne pas sourire comme il fait « il me dit tu as le sourire de ton père ». Sans qu’on ait bien compris où était le bord thymique il finit l’entretien en larmes : pourquoi vous engagez la conversation seulement maintenant ? Réponse du psychiatre qui jusque-là n’avait rien dit : parce qu’il faut être deux pour ça.

Dans l’agitation où il est, le patient fait un épisode de catatonie partielle, ou plutôt, les neuroleptiques ont semblé débrancher ses zygomatiques. On l’entend articuler et hurler dans sa chambre, mais en entretien il parle de manière inintelligible avec les muscles du visage paralysés. Quand on lui fait remarquer ce paradoxe, il crie « PEUT-ÊTRE QUE LES DOSES SONT TROP FORTES » avant de retomber dans le borborygme. Donc les zygomatiques n’étaient pas du tout débranchés par effet des médicaments puisqu’il pouvait les remotiver le temps d’une phrase. La question est devenue : pourquoi est-ce que, sous neuroleptiques, dans les entretiens, il avait pu débrancher les muscles faciaux c’est-à-dire qu’il n’avait effectivement plus le sourire de son père. Il n’a pas de discours opposable à la parole de l’oncle : ne souris pas comme ça, tu as le sourire de ton père, et à propos du grand-père : il a rejoint ton père. La phrase en prise immédiate sur les muscles du corps : ne pas avoir le sourire son père, être mort, forment une holophrase.

On restitue la question au patient. Et il change de phase. L’agitation monte au point qu’il faut l’isoler. En isolement il veut noyer un village de lilliputiens dans un coin de sa chambre, il a bouché l’évier et causé un important dégât des eaux. On le voit dans la foulée – là ça se cotardise, l’ironie c’est qu’il a 23 ans et qu’il est mort, il ne peut pas mourir il est amphibie, il plonge son doigt dans la bouche et déclare « ah. J’ai pas de langue ».

De la catatonie pharmaco-induite à la catatonie mélancolique il passe à une sorte de théâtre où il est devenu son père mort – il porte maintenant son prénom ; il fait grandir autour de lui ses infirmières, il les protège contre les esprits qui rôdent. En deux semaines il fait un voyage intense, les yeux se recentrent, il s’apaise, remercie et s’en va. Un peu plus tard j’ai appris qu’il avait envoyé une lettre à son psychiatre pour demander ce qui s’était passé, qu’il aimerait bien en savoir un peu plus. On pointe la rareté de ce désir de savoir et on clôt l’affaire pour le moment. Encore vous notez que de cette catatonie pharmaco-induite le sujet peut encore se défendre.

 

L’actôme et le codélirant

 

Peut-on parler de psychose sans moi s’il y a échopraxie, mime, ébauche, esquisse, au sens de ce qui est jeté sur le papier, sinon d’un moi, au moins d’un imaginaire sans moi ? C’est bien sûr un paradoxe : c’est une psychose avec moi, et même un moi plus grand que celui des paranoïaques formés. Et la question n’est pas : comment leur faire un moi, ou pourquoi il semble si peu naturel de se faire un moi, mais : que venait faire la théorie du moi dans l’observation clinique ? Rien. Kraepelin avait raison, Bleuler est fou de faire de l’observation clinique un jugement sur la forme et la densité du moi de l’autre. La dissociation il ne l’a pas vue, il l’a inférée. Kraepelin est tout à fait légitime à dire que la théorie freudienne du moi est un château dans le ciel. Lacan, lui, passe par un relevé sémiologique du rapport à l’imaginaire : quelle est la manière d’investir cet ordre-là ?

La catatonie c’est la métamorphose en cadavre. La métamorphose en cadavre en est une. La catatonie c’est ça : du moi tué. La roue dentée, l’image spectaculaire où se joue à chaque cran la question du vivre ou ne pas vivre. Changé en cadavre, la mort ne le prendra pas, la meilleure protection contre le pire, c’est le pire joué. Il y a du mime chez le catatonique, comme chez le dit-schizophrène, dont les fantaisies vestimentaires, maniérismes, façons d’être hors du commun sont des métamorphoses. Soi-même en cadavre, image sans moteur. Lacan parlait à l’occasion de la catatonie de l’image. C’est bien l’image, départie du signifiant, qui est catatonique, la désintrication de l’image et du signifiant. Qu’est-ce qui fait que l’image se désarrime du signifiant jusqu’à le remplacer ? Car une image peut très bien représenter un sujet, simplement il y est collé. Le cas dont je viens de parler s’est contenté de ça : faire le rapport entre la zone faciale et l’image du père, l’image qui représente un sujet pour une autre image.

Qu’est-ce qui fait qu’un signifiant est devenu signe, un affect devenu humeur, et que l’analyste là-dedans réinjecte du signifiant où le somaticien ne voit que du signe, et de l’affect là où il ne voit que de l’humeur ? Bien sûr c’est une hypothèse. Le professeur de psychiatrie a beau jeu de renvoyer tout ça au rang des hypothèses sans fondements. Mais ce n’est pas seulement une hypothèse, c’est une injection transférentielle pour une lecture. Le patient fait vivre son père. Sa gélification faciale est un recours à l’autre qui est mort. C’est l’objection et la réponse de la psychanalyse : vous pouvez me dire que c’est instinctif, mais je vais faire l’hypothèse que c’est une association d’idée et qu’il y a de l’espace entre les S2. L’analyste va dire : non ce n’est pas un réflexe de faire le mort c’est une association d’idée, la lettre de la paralysie faciale est un résidu de jouissance et on peut la lire. C’est ce qui a été fait : lire le corps à la lettre. L’hypothèse ics, c’est l’hypothèse, délirante assurément, que les signifiants peuvent faire chaîne à condition d’un espace entre les S2. Comme dit Sloterdijk, de l’air là où on ne l’attend pas.

C’est ce point qui me paraît important et sur lequel je vais conclure. Un délirant ne délire jamais seul. Il y a toujours un co-délirant que son corps met en scène. Le patient a fabriqué quelque-chose avec son père, tel qu’il délire avec un co-délirant mort. Le fait de le mimer ou le paramimer, faire en sorte qu’on le voie, c’est la présence réelle du co-délirant. L’échopraxie c’est la manifestation corporelle du co-délirant mort. Daniel je vous tends la main du côté de l’actôme qui manifeste la présence codélirant, par lequel le patient désigne son codélirant, il le pointe du doigt à même son corps. C’est un fantôme acté. Le catatonique jette des signes sur le corps comme on jette des notes sur le papier, au sens où Freud jetait son Entwurf, ni tout à fait esquisse ni tout à fait ébauche. C’est un premier jet. Pas un rejet au sens de la Verwerfung, un jet. Le patient ne parle pas de son codélirant, il l’agit, le mime. Par phénomène de corps il se joue dans sa paralysie faciale quelque chose du premier-jet du signifiant en signe.

 

Conclusion : représentation d’attente vs folie à deux.

 

A côté de la représentation d’attente que je citais tout à l’heure en demandant ce qu’il en est dans les psychoses, je dois donc poser au centre de l’adresse et du transfert la folie à deux, qu’on a mise de côté comme curiosité psychiatrique, au cœur de cet imaginaire subjugué et décentré sur le moi de l’autre. Cette folie à deux ou folie communiquée, le transfert analytique en est à la fois la reconnaissance et la tentative de guérison. Les psychanalystes sont des co-fabulants qu’on espère éclairés de ce qu’ils fabriquent avec le patient, à savoir qu’ils cherchent le co-délirant de l’autre.

Avec la représentation d’attente, Erwartungsvorstellung, je sortais un mot que Freud n’emploie qu’une dizaine de fois dans la GW. L’Erwartung, l’attente qui désangoisse au cœur de l’angoisse en faisant espérer le secours d’un unbestimmtes Objekt[19], d’un objet indéterminé, s’oppose à l’Abwartung, que Lacan proposait de traduire par subir, n’en pouvoir mais, tendre le dos à[20].

Qu’attendre ? Freud définissait la représentation d’attente comme affaire de suggestibilité, de sentiments tendres du malade pour son médecin, sentiment de satisfaction immédiate teintée de promesse de guérison, « que nous reconnaissons ainsi comme à contrecœur, [et] n’est autre que ce que nous appelons le transfert ». La question de la 27ème conférence d’introduction était : pourquoi ça ne marche pas avec les paranoïaques ou les mélancoliques, qui ne sont pas moins intelligents que d’autres, mais pas réceptifs à la promesse. Fin de la leçon 27 il donne la clef :

 

« L’observation montre que les malades atteints de névrose narcissique ne possèdent pas la faculté du transfert ou n’en présentent que des restes insignifiants. Ils repoussent le médecin, non avec hostilité, mais avec indifférence. C’est pourquoi Ils ne sont pas accessibles à son influence ; tout ce qu’il dit les laisse froids, ne les impressionne en aucune façon ; aussi ce mécanisme de la guérison, si efficace chez les autres et qui consiste à ranimer le conflit pathogène et à surmonter la résistance opposée par le refoulement, ne se laisse-t-il pas établir chez eux. Ils restent ce qu’ils sont »[21]

 

C’est ma conclusion. Freud a beau crier que les psychotiques il ne les aime pas, qu’il ne peut rien pour eux, qu’ils restent ce qu’ils sont autant dire qu’ils peuvent crever, il a régulièrement la confiance ou le courage, sans reculer, d’appuyer nombre de ses idées sur des délirants notoires : Fechner pour le principe de plaisir, Fliess pour la bisexualité, Schreber pour la libido, etc.

Et nous, nous nous indiquons Freud comme codélirant. Nous confabulons, co-fabulons avec Freud. Ce que nous faisons à sa suite, c’est d’allonger des gens dans une position qui doit bien en alerter quelques-uns. Quand on dit qu’il ne faut pas allonger les psychotiques, on sait qu’ils ont un rapport direct avec la position ou la place du mort. Que l’obsessionnel vive sa mort sur le divan, passe, mais faire gésir un psychotique ? Du gisant ou de celui qui ne dit rien lequel est à la place du mort ?

 


Références

 

[1] P. Sloterdijk, Sphères, t. I, Paris, Pluriel, 2002, p. 428

[2] https://www.editions-eres.com/ouvrage/3081/catatonie

[3] R. Tevissen, « La manière ironique du spasme de la négation dans la catatonie », JFP n°39

[4] E. Kraepelin, Dementia praecox and paraphrenia, éd anglaise, p. 132

[5] J. Séglas, Ph. Chaslin « La catatonie », dans Archives de neurologie, t. XV, 1888, pp. 254-266, 420-433, et t. XVI 52-65

[6] A. Claus, « Catatonie et Stupeur », dans Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française, Masson, Paris 1903

[7] E. Kraepelin, op. cit, p. 132

[8] J. Lacan, Les structures freudiennes des psychoses, 25 janvier 1956, p. 180 : « Ce qui nous intéresse c’est ce qui distingue le point de vue analytique dans l’analyse d’une psychose, du point de vue je dirais psychiatrique courant, c’est-à-dire sur un point où nous sommes tous gros-Jean comme devant. Car il est tout à fait clair que pour ce qui est de la compréhension réelle de l’économie des psychoses, un rapport fait sur la catatonie en 1903, est quelque chose que nous pouvons lire maintenant »

[9] Claus, « Catatonie et Stupeur », op. cit. p. 8

[10] P. Thomas, https://www.youtube.com/watch?v=7k4AZfj-Ppg

[11] Y. Dimitriadis, « Sur certains enjeux du diagnostic de la catatonie », Topique, 2013, 123, pp.125 – 138, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01467056/document

[12] E. Pichon, « De Freud à Dalbiez », RFP, 1936, p. 569 : « quelque intéressant que soit le contenu des expériences des pavlovistes, la « réflexologie » pavlovienne, en tant que doctrine, n’est, dans son ensemble, que de la poudre aux yeux ; les prétendus « réflexes conditionnels » ne sont précisément pas des réflexes, mais de bonnes vieilles associations d’idées. On ne nous aura pas, si russe qu’on soit, avec un verbalisme pour primaires. »

[13] J. Lacan, L’angoisse, p. 324

[14] A. Green, dans La logique du fantasme, 15 mars 1967, p. 285 : « Comme je regrette que cet auteur n’ait pas partagé mon expérience lorsqu’il y a quinze ans, étant interne dans un hôpital psychiatrique de la périphérie, j’avais affaire à des hébéphréno-catatoniques au temps où les drogues miracles n’existaient pas ! »

[15] C. Bayat, « Tonicité de l’objet », dans JFP, n°39, 2013, p 16

[16] J. Lacan, « L’étourdit », AE, p.474

[17] M. Czermak, Passions de l’Objet, Paris, Clims, 1986, p. 179

[18] K. Jaspers, Allgemeine Psychopathologie, Springer Verlag, Berlin, 1923, (3è éd), p. 366 : « Er kann nichts anderes erreichen, als empirisch, unter Darstellung wirklicher Einzelfälle, typische Gesamtbilder von Psychosen zu finden, die einem kleinen Kreise von Fällen entsprechen ».

[19] S. Freud, Inhibition, symptôme, angoisse, J. Lacan, Le transfert, leçon du 14 juin 1961, ALI, p. 366

[20] J. Lacan, Le désir et son interprétation, leçon du 7 janvier 1959, ALI, p. 143

[21] S. Freud, Introduction à la psychanalyse, leçon 27, éd numérique, p. 145