transcription du séminaire l’Oeil qui écoute du vendredi 31 janvier 2020, tenu par Cyrille Deloro

 

Ce soir, je m’appuie sur l’Œil qui écoute comme atelier de réflexion pour lancer au fond une espèce d’appel à l’aide : aidez-moi à cogiter, à comprendre ce que je veux à cet homme-là, sur qui de toute évidence j’ai un transfert de travail grandissant. Au début je me suis demandé si ce n’était pas une identification – c’est un jeune homme assez sympathique, et j’en arrive à penser que son intransigeance est plus analytique que tout ce qu’il a rencontré de son vivant, à savoir les psychanalystes français.

 

Introduction

 

Il faut imaginer Georges Politzer, né en 1903, Winchester à la main pour la révolution de Bela Kun, il a 17 ans [1]. Révolution malheureuse qui entraîne depuis la Hongrie son exil en France. Il faut imaginer Georges Politzer à 24 ans, ses livres de Kant à la main, pensant Révolution française, il faut imaginer Georges Politzer à 25 ans passant les premiers écrits de Freud pour les philosophes de la Sorbonne, pensant encore Révolution de la psychologie classique, éventuellement lisant Freud avec Kant et prolongeant le geste de la révolution française avec Freud et la pleine appropriation du « Dire-je ». Il faut imaginer Georges Politzer en 1929 – ce sera le centre de notre affaire de ce soir, organiser un peu malgré lui, un peu l’ayant voulu tout de même, un dialogue avec la psychanalyse française de l’époque, en l’occurrence Angelo Hesnard, et l’on verra à quel point il est beaucoup plus utile probablement pour penser les résistances qu’il a rencontrées que la théorie analytique elle-même. Il faut imaginer Georges Politzer en 1933, pensant encore Révolution en professeur de marxisme, enseignant le léninisme de Moscou, par opposition au léninisme parisien, qui organise des mélanges entre surréalisme, freudisme et marxisme. Il faut enfin l’imaginer d’une intransigeance ultime quand il explique que la psychanalyse française est tellement bourgeoise qu’elle est devenue compatible avec tous les nazismes et tous les fascismes. Il faut imaginer Georges Politzer probablement en colère quand il écrit en 1939 « la fin de la psychanalyse », dans lequel il annonce la défaite des idéologies ou des révolutions qu’aurait pu défendre la psychanalyse. Il entre en résistance, sauve Paul Langevin de la déportation, se fait attraper lui-même avec son réseau de résistants, par les nazis, et est finalement abattu sur le Mont Valérien en 1942.

Les mots révolution et résistance sont probablement les maîtres-mots de sa carrière. Et quand je dis : c’est un enfant terrible, un coupeur de têtes ou un enragé, je suis en train de dire là qu’il est, en termes d’intransigeance quant au message, à la question – qu’on ne va pas appeler de l’inconscient freudien mais d’une psychologie en première personne, de drame humain et de signification – il est encore quelqu’un qu’on redécouvre régulièrement, ou qu’on fait mine de redécouvrir régulièrement. Il est quelqu’un que j’ai rencontré et dont pour le moment je ne me suis pas remis. Aussi bien aidez-moi ou bien à m’en défaire, à penser Politzer et son époque et non pas Politzer contre son époque. Il faudra donc que vous me sortiez de l’hagiographie, du culte de la personnalité, de la martyrologie. Ce qu’on va essayer de lire ce soir de Politzer est aussi l’occasion de m’aider à penser ce qu’il disait plus qu’à penser la figure, voire la posture, que je ne peux pas m’empêcher d’admirer.

 

Les trois vies de Georges Politzer

 

Michel Politzer, fils de Georges, né en 1933, a écrit récemment du reste, une biographie, la recherche de son propre père, qu’il a nommé Les trois morts de Georges Politzer. La mort physique, la martyrologie du côté de sa récupération après-guerre par le PCF, et une mort du côté de l’oubli. Plutôt que de commencer par les trois morts, je voudrais dire qu’à l’intérieur des trois vies de Politzer, de son vivant, on va devoir réduire le tir assez vite.

Il y a Politzer étudiant en philo, critique Bergson – j’essaierai d’aller vite sur cette partie. Il y a Politzer prof de philo : qui lit Marx sans Freud et critique le freudo-marxisme. Il y a Politzer politique, antinazi de la première heure, qui répond texte à texte aux discours de Rosenberg en promouvant Descartes et Voltaire et en signant ses écrits Rameau. Si je parle de révolution c’est aussi parce que c’est la trajectoire d’un juif hongrois pauvre nourri aux idéaux de la Révolution française, qui va lire dans Kant la prolongation des idéaux révolutionnaires et qui va lire dans Freud l’application des idéaux révolutionnaires : l’accès au « Dire-je » ou posséder le Je dans sa pleine représentation [2]. Ce soir on va se concentrer sur le premier Politzer en discussion avec la psychanalyse, mais gardons à l’idée que sa conscience historique est plus urgente que sa théorisation psychologique, qu’il abandonne de facto à un certain moment de sa vie, et qu’il est plus utile pour penser les résistances de la psychanalyse française que l’état de la théorie de l’époque. Il est utile pour dire : il y a encore à se débarrasser des accointances vichystes d’une certaine psychanalyse, mais en disant cela je rends aussi hommage à l’article récent d’un collègue de l’Elan, Hervé Hubert, sur le défaut de civilisation du libéralisme que pense Politzer [3], et qu’il pense à partir de Politzer. C’est un miroir encore non-décidé, on y retrouve ce qu’on y a projeté, et je me demande moi-même ce que je suis en train d’y projeter.

Il est difficile à suivre. En 1925 c’est un néokantien brillant, en 1928 il annonce la fin de la psychologie classique en saluant chez Freud la première psychologie à la première personne, en 1929 il développe ce qu’il entend par crise de la psychanalyse ; en 1933 il dit que le matérialisme historique n’a pas besoin d’être complété par une théorie analytique des foules et du moi, que la libido freudienne est une notion contre-révolutionnaire, en 1939 il annonce la fin de la psychanalyse et sa défaite idéologique. En fait il n’a qu’une seule chose à dire : dire Je, c’était vraiment révolutionnaire. Et sitôt après avoir dit cela, il va traquer, rencontrant toutes les résistances qu’on imagine, les traces, les survivances, les rattrapages de cette même psychologie à la troisième personne que Freud lui a permis de nommer chez les psychologues classiques et qu’il ne peut plus supporter chez les freudiens. En particulier les métaphores biologiques, le mécanisme, la deuxième topique, la théorie de la libido.

La première déception pour un enragé comme Politzer, est de constater que si la psychanalyse est révolutionnaire dans l’idée, elle ne l’est pas dans le social. Ça nous ressemble, que du freudo-marxisme au lacano-libéralisme elle s’accommode de tous les contrats sociaux, quitte à pactiser avec les pires. Ainsi l’énigme n’est pas : comment certains psychanalystes allemands ont-ils pu pratiquer sous le nazisme, mais : comment le nazisme a-t-il pu considérer que la doctrine analytique était, modulo arrangements, compatible au sein de son propre système.

Deuxième déception pour cet étudiant en philosophie suréquipé qui découvre avec rage l’indigence, l’inculture, la crise dans l’enseignement de la psychologie : le freudisme tranche avec la psychologie naissante mal dégagée des abstractions du bergsonisme, mais il ne s’en détache pas assez donc il y ramène. Il lance en 1929 son programme de psychologie concrète, collectiviste, internationaliste, populaire, qui rencontre une telle résistance bourgeoise des psychanalystes parisiens que le projet s’abandonne ou s’avorte.

On mentionnera son influence sur Sartre, la réception française de la Gestalttheorie (Merleau-Ponty, Lantéri-Laura, Canguilhem), sur les psychanalystes (Laplanche, Lacan), sur le marxisme (Lucien Sève, Althusser). Parmi ses auteurs de référence, je n’en ai trouvé que deux dont il se réclame : Otto Rank et Prinzhorn. Son immense espoir dans un renouveau de la psychanalyse, fût-ce au prix de la psychanalyse. Avec lui et ce soir on essaie d’entrer en résistance contre les forces de résistance.

 

Freud avec Kant

 

Je vais essayer d’aller assez vite sur son point de départ, qui est sa lecture de l’Anthropologie du point de vue pragmatique de Kant, que, lisant en allemand, il est en mesure d’expliciter en remplaçant systématiquement le Ich par le Je. Voilà quelqu’un qui va prendre son départ de ne pas entrer une seule seconde dans la traduction de Ich par Moi, de se concentrer non sur le moi philosophique français corrélatif d’une réalité absolue, bergsonnienne, janetienne, le Moi qui a à s’adapter, mais sur un Jedynamique, un Je tonique, le Je du système des objectivations, qui pose la question : à quelle condition une psychologie est-elle possible ? En quel point se prendre soi-même pour objet est-il rationnellement fondé ? Les réponses kantiennes l’aiguilleront énormément : il y a plus qu’une division freudienne, il y a une scission kantienne entre le Je transcendantal et le Je du sens intime, de l’egoception ou de la perception de moi-même. C’est un hasard transcendantal m’a fait être deux formes de Je : le Je soumis aux lois de la raison pure (je suis affecté par l’idée qu’il y a des jugements synthétiques a priori, quand bien même ils ne seraient pas vérifiables empiriquement), et le Je sujet d’une expérience ou d’une réception de représentations. Or ces deux Je ne s’articulent tout simplement pas, et l’humain chez Kant, ou le drame humain chez Politzer, seront le nom donné à cette inarticulation, à cette incoordination entre le Je de la pensée et le Je de l’expérience. On pourrait le développer en lisant ce qu’il écrit contre Bergson, mais on va le laisser à un excellent commentateur, Giuseppe Bianco, dans un très joli bouquin, qui a fait un article magnifique sur la lignée Kant-Politzer [4]. C’est disons un kantien brunschvicgien contre une lecture bergsonienne, en train de négocier l’héritage français du néo-kantisme au début du XXème siècle. C’était pour le situer dans les débats d’époque.

En 1924 il prépare l’agrégation de philosophie, la même année que son coreligionnaire Vladimir Jankélévitch, et doit donc passer par un certificat de psychologie. Il assiste aux présentations de patients, lit les manuels de psychiatrie, est affligé par la nullité des traductions et la réception de Freud en France (à part Samuel Jankélévitch, père de Vladimir, il n’y a pas grand-chose.) En 1924, il est en mesure de réagir à l’article de Laforgue et Allendy, respectivement président et secrétaire de la SPP, La psychanalyse et les névroses par « Médecine ou philosophie ? ».

« Laforgue et Allendy ont tout fait pour montrer que la psychanalyse, tout en étant la critique de la raison impure, n’est pas pour cela elle-même impure, qu’elle n’apparaît pas forcément dans la toge du cynisme et de la fatuité » [5]. Le ton en réalité monte assez vite, et s’il reconnait un travail utile de « liaison entre la France et la psychanalyse », mais malheureusement les philosophes ne peuvent s’associer à ces compliments [6]. Il pointe la germanophobie des auteurs contre une « invention allemande » appliquée à la « clinique latine » et se moque de la sobriété et prudence avec laquelle les auteurs traitent la sexualité, l’instinct du moi, la libido, les résistances, qui les amène à « de véritables inepties mettant à nu un manque de culture psychologique » [7]. Il reconnaît que « la charpente théorique de Freud est provisoire et contestable » mais dénonce la tentative de réintégrer la théorie freudienne dans la psychologie de Janet en faisant « remorquer par une science jeune et alerte, le poids lourd d’un ensemble d’attitudes et de doctrines défraichies et stériles » [8].

J’attire l’attention sur le fait que Janet n’est jamais nommé sur le fond mais énormément convoqué dans l’invective et l’insulte, et c’est probablement par là qu’il faudrait approfondir. Dans le « mythe de l’anti-psychanalyse », il précise le tir et règle ses comptes avec l’enseignement de psychiatrie : « Quiconque a lu une seule fois seulement un manuel de psychiatrie, quiconque a assisté une seule fois à une démonstration de malades ne peut pas ne pas être frappé de l’incertitude et de l’incohérence de la psychiatrie officielle [9]. Il y a plus de psychologie dans un roman, même médiocre, que dans les deux volumes du gros traité de Monsieur Dumas [10] ». À l’argument que l’analyse ne serait qu’un roman, une fiction, il oppose la carte l’expérience avec une telle passion que certains commentateurs – je pense à Danielle Papiau dans une jolie thèse sur Psychiatrie, psychanalyse et communisme [11], se demandent s’il n’aurait pas fait une psychanalyse lors de son passage à Vienne – ignorance généralisée là-dessus. Enfin il est en mesure d’écrire : « Comment expliquera-t-on qu’à partir d’un certain moment, et la révolte et toutes les émotions sociales sont dépassées par le sujet qui est seul, comme seul avec lui-même, et se laisse déborder par la révélation du secret de son propre être, tout ému de l’intuition d’une sincérité dont jusqu’ici il n’a jamais eu l’expérience ? Et comment expliquera-t-on qu’après ce moment, le sujet se sente libéré joyeux, et qu’il renait à la vie au sens propre du mot ? » [12].

On ne sait pas s’il a fait une analyse. On sait qu’il ne désirera pas être analyste. Autre parcours autre discours. C’est un philosophe, un politique, un épistémologue avant l’heure, mais je ne peux pas vraiment accepter l’idée selon laquelle il serait un déçu ou qu’il se comporterait en hystérique insatisfait. En réalité c’est depuis le début qu’il discute pied à pied, certainement pas pour rejeter, mais bien pour encourager cette nouvelle critique.

 

1928 : Critique des fondements de la psychologie

 

1928 – c’est le dernier moment avant notre affaire. C’est son heure de gloire : il n’a pas 25 ans et il est le premier passeur de Freud à la Sorbonne. Livre à succès, Critique des fondements de la psychologie. Vous entendez que si la psychanalyse était la critique de la raison impure, cette critique des fondements garde toute son attache kantienne. Historiquement il est le premier à dire : l’important dans la psychanalyse, c’est la signification, et le milieu humain de la double-inscription, le travail qui sépare le contenu latent du contenu manifeste, est un milieu de drame [13]. A cause de ce mot de drame, on a pu en faire un pré-existentialiste (il a eu le malheur d’inspirer Sartre, ça en fait délirer plus d’un – je suis désolé mais Onfray délire sur le drame existentiel de Politzer). Mais si on y regarde de plus près, drame était tellement plus près de ce qu’il a emprunté à Schelling lisant Kant sur la figure du Doppeltes Ich – c’est le mot kantien, sur le Ich eingeteilt – c’est le mot que je cherchais l’autre jour, du Ich séparé en deux. Je fais remarquer que sur la question de la figure du sujet séparé chez Kant, Politzer, Castoriadis, Foucault sont les trois à avoir un peu repéré qu’il y a une continuité révolutionnaire là-dedans. Et si Politzer revalorise le conflit et le drame – le drame c’est aussi la dramaturgie, s’il invite le psychanalyste à être une sorte de critique de théâtre, il dit quelque chose de vraiment neuf pour son époque, qui n’a que les mots éducation et civilisation, de psychopédeutique à la bouche.

Je rappelle qu’en 1928 on en est encore à faire des commissions linguistiques pour unifier les traductions de Freud en français, la psychanalyse est plus connue des salons littéraires ouvert par Sokolnicka que des services hospitaliers – Claude ouvrant sa porte à Laforgue en 1927, et ce dernier Laforgue fait des déclarations tellement antisémites qu’on se demande encore comment la psychanalyse y a survécu. Donc oui, Politzer là-dedans fait figure d’enfant terrible. Il choisit le freudisme parce qu’il renvoie toute la psychologie classique aux oubliettes et devient le premier à se focaliser sur les distorsions de Freud dans sa réception française, qui a sabré la question de la sexualité, ne veut recevoir Freud que dans les coordonnées de Janet. A l’inverse il ne pense jamais comme un neurologue, ou un mythologue : ni inconscient comme instance, ni enfance ou infantile comme aucun mythe valide pour aucune psychogenèse. Ce n’est pas sa question.

Ainsi §24 de l’introduction : la psychanalyse « loin d’être un enrichissement de la psychologie classique, est la démonstration de sa défaite ».  Mais tout de suite après § 25 : « Si les psychanalystes collaborent ainsi avec leurs adversaires à la canalisation de la révolution psychanalytique, c’est qu’ils ont gardé, au fond d’eux-mêmes, une « fixation » à l’idéal, aux catégories et à la terminologie de la psychologie classique. Il est, de plus, incontestable que la charpente théorique de la psychanalyse soit remplie d’éléments empruntés à la vieille psychologie de la Vorstellung » [14]. L’abord freudien du rêve en revanche – là c’est moi qui commente, c’est vraiment pour Politzer la voie royale d’accès à la question du Je.

 

Ce qui caractérise (…) la manière dont Freud aborde le problème du rêve, c’est qu’il n’accomplit pas l’abstraction. Il ne veut pas détacher le rêve du sujet qui le rêve ; il ne veut pas le concevoir comme un état en troisième personne, il ne veut pas le situer dans un vide sans sujet. C’est en le rattachant au sujet dont il est le rêve qu’il veut lui rendre son caractère de fait psychologique.

Le postulat de toute la Traumdeutung, à savoir que le rêve est la réalisation d’un désir, la technique d’interprétation qui est précisément l’art de rattacher le rêve au sujet qui l’a rêvé, toute la Traumdeutung enfin qui est le développement, l’articulation, la démonstration et la systématisation de la thèse fondamentale, nous montrent que Freud considère comme inséparable du « je » le rêve qui, étant par essence une « modulation » de ce je, s’y rattache intimement et l’exprime. [15]

 

Avant d’aborder notre affaire de ce soir, j’aimerais vous proposer, ne serait-ce que pour l’enregistrement, un collier de citations obtenues par CTRL+F de « acte » et de « continuité du Je » dans la Critique des fondements de la psychologie. Ainsi : Toute rupture dans la continuité du je ne peut conduire qu’à une mythologie. Le fait psychologique étant un segment de la vie de l’individu particulier, il est inséparable de cet individu. Mais il en est inséparable actuellement, sans cela la continuité du je est rompue et il n’y a plus de fait psychologique. Or, le désir ne rattache pas le rêve à l’individu au point de vue du contenu, mais parce qu’il assure au rêve précisément cette continuité du je, sans laquelle le fait psychologique n’est qu’une création mythologique. Si le rêve est l’accomplissement d’un désir, il n’est qu’une modulation du « je » qui le fait et qui, par conséquent, y est constamment présent. Le désir assure au rêve précisément la continuité de cette présence du je. »

Vous voyez bien sur quoi il mise. Il ne mise pas sur la division mais sur la continuité, pas sur l’acéphalie pulsionnelle, mais sur le fait que c’est bel et bien le même Je qui prend en charge le conscient et l’inconscient. J’essaie de vous convaincre de l’urgence de la chose.

« Il s’ensuit que la notion fondamentale de cette psychologie ne peut être que la notion d’acte. L’acte est la seule notion qui soit inséparable du je dans sa totalité, seul de toutes les notions, il ne se conçoit que comme l’incarnation actuelle du je. Et précisément pour cela la psychologie concrète ne peut reconnaître comme fait psychologique réel que l’acte. L’idée, l’émotion, la volonté, etc., ne peuvent pas être reconnues par la psychologie concrète comme ayant une actualité psychologique, par conséquent comme ayant de la réalité concrète.

Freud tient précisément à la théorie du rêve-accomplissement, parce que cette théorie fait du rêve un acte, un acte du sujet particulier dont il est le rêve, et parce qu’il ne voit pas d’autre moyen pour obtenir le même résultat, pour assurer au rêve à la fois la continuité et la présence actuelle du je. »

Et c’est ici que ça discute. « C’est le désir qui doit jouer ce rôle dans l’appareil psychique. Or, l’appareil psychique n’est pas un système matériel ; s’il est appareil, il est précisément appareil psychique. Pour qu’il puisse fonctionner, il lui faut l’acte du « je », mais cet acte est précisément exclu du système freudien. En effet, les désirs inconscients naissent et se développent, ils s’attachent aux formations préconscientes, la conscience les perçoit, mais à aucun moment une activité en première personne, un acte ayant une forme humaine et impliquant le « je » n’intervient. On pourrait dire que l’acte du « je » est donné précisément par le désir. Mais il reste que ce désir est soumis à des transformations qui ne sont plus des actes du « je ». De toute façon, les systèmes trop autonomes rompent la continuité du « je », et l’automatisme des processus de transformation et d’élaboration exclut son activité. »

C’est un livre de recension et de discussion avec Freud où il dit à peu près :  hétérogénéité radicale de la psychanalyse sur tous les autres champs, mais au fond elle n’est révolutionnaire qu’à titre de contribution [16]. Et : « Freud est aussi étonnamment abstrait dans ses théories qu’il est concret dans ses découvertes » [17]. Politzer est plus politique que clinicien ; mais la question de libérer le sujet, ça l’intéresse.

 

1929 : dialogue avec Angelo Hesnard.

 

C’est ici que s’insère la petite pièce radiophonique qu’on vous a préparée pour ce soir. Le travail a été divisé en deux : je suis allé lire et sélectionner les articles dans la Revue de Psychologie Concrète [18], fondée et écrite par Politzer en 1929, et montée, au sens d’une pièce de théâtre par Manon, qui va prêter sa voix à Politzer tandis que je ferai Angelo Hesnard. Je serai extrêmement friand de vos réactions, défenses, résistances, sur ce qu’on va vous lire maintenant. Georges, c’est à vous :

 

Politzer. La psychanalyse ménage la chèvre et le chou ; elle est scolastique : la Revue Française de Psychanalyse est un verre grossissant des défauts du freudisme, « Les recherches positives y sont presque inexistantes, il y a par contre beaucoup de théories, dans l’élaboration desquelles les psychanalystes apportent la même indulgence que vis-à-vis de leurs adversaires.

Hesnard. « C’est au moins la troisième ou quatrième fois qu’on parle de ‘crise’ de la psychanalyse (…) Certains critiques s’en vont répétant, tous les cinq ou dix ans, que la psychanalyse est un majestueux monument « aujourd’hui en ruines [de Fleury] ou même qu’elle n’en a plus que pour « quelques mois à vivre » [Dumas]

P : Dominée presque exclusivement par le prosélytisme, la tactique des psychanalystes français est d’un opportunisme – et par conséquent d’une timidité – excessifs. Au lieu d’accepter la bataille franchement avec la psychiatrie classique, les psychanalystes français ont pris le parti de ménager le plus possible les susceptibilités et ils ont simplement accepté de vivre sous le régime de la tolérance. Monsieur Politzer est donc venu à la psychanalyse parce qu’à la lecture de Freud et de ses élèves lui est apparu que les psychanalystes avaient apporté des faits nouveaux, indispensables à connaître pour qui veut approfondir le drame humain, objet de la psychologie concrète. Mais son accueil favorable des idées psychanalytiques est environné de toutes sortes de conditions et de restrictions.

P : Jamais, à aucun moment, en face de l’attaque même la plus violente et la moins scientifique, ils n’ont voulu saisir l’occasion qui leur fut ainsi offerte pour démontrer que l’adversaire prônait du haut d’un château de cartes.

H : Voyons donc d’abord, avant d’apprécier ce qu’il présente comme une ‘crise’ de la psychanalyse, ce qu’il reproche aux psychanalystes et tout particulièrement aux psychanalystes français.

P : C’est ainsi qu’ils ont procédé vis-à-vis du professeur Janet, ainsi encore vis-à-vis de celui qui n’ayant d’autres titres scientifiques que cette fameuse thèse qui n’est qu’une comédie philosophique jouée devant les médecins et une comédie médicale jouée devant des philosophes, a voulu faire appel à tout ce qu’il y avait en France de latinité offensée et de fausse pudeur intéressée pour défendre – contre les assauts de la psychanalyse – les Champs-Elysées de la psychologie et de la psychiatrie française : Charles Blondel « qui se promène dans le monde avec deux béquilles : Durkheim d’une part, Bergson d’autre part. Nous ne regrettons pas de lui faire de la publicité : il est utile de connaître les différentes formes de la bêtise en psychologie ».]

H : Il leur reproche en premier lieu de ne pas accepter franchement la bataille avec la Psychiâtrie et la Psychologie classique. En ce qui concerne la Psychiâtrie, on ne saisit pas très bien ce que veut dire M. Politzer. La Psychiâtrie est faite à peu près uniquement d’observations cliniques plus ou moins consciencieuses ou complètes, l’interprétation ‘clinique’ des cas publiés étant réduite le plus souvent à un essai de classement nosographique, type zoologique ou botanique. En quoi la bataille avec les consciencieux observateurs dont il s’agit, enrichirait-elle notre documentation ? Plus un psychanalyste avance dans sa pratique personnelle, plus il découvre dans les documents cliniques publiés par des psychiâtres – psychanalystes ou non psychanalystes – des confirmations des vues générales de Freud. Les psychiâtres non, purement et simplement. Quant au cas Blondel […] le silence convient à son argumentation d’estaminet.

P : Quoiqu’il en soit, nous n’ignorons pas les difficultés avec lesquelles doit lutter le mouvement psychanalytique français. Nous voulons dire seulement qu’il doit se renouveler en se débarrassant de son opportunisme, en même temps que de son caractère élémentaire, et placer au centre de ses préoccupations non pas le prosélytisme, mais l’effort positif. Nous serons toujours prêts à seconder ici de notre mieux cet effort »

H : M. Politzer n’ignore certainement pas qu’en Clinique il n’y a que les faits qui comptent, et que certaines observations de nos vieux aliénistes comme Pinel et Esquirol restent aujourd’hui des documents de première valeur, parce que bien observés et dépourvus de ces interprétations hâtives qu’affectionnent les psychologues arrivés à la psychiâtrie par la philosophie.

P : Mais, d’abord, il n’y a pas d’observation en soi : toute observation se fait conformément à certains points de vue, à certaines habitudes et évidences fondamentales, et c’est à cela que j’ai fait allusion, car la psychanalyse avait déjà ouvert les yeux aux psychiâtres des autres pays, alors que les psychiâtres français les avaient encore fermés et ne parlaient que bon goût et génie latin. Ensuite, l’observateur ‘pur’ fait souvent la faute qui consiste à dire que ce qu’il observe est tout l’observable, et les psychiâtres français sont bien tombés dans ce défaut…

H : La Psychanalyse ne poursuit pas les mêmes buts que la psychiâtrie, elle emploie des méthodes autres, procède d’une autre discipline.

P : La méthode psychanalytique elle-même semble dégénérer, entre les mains de Marie Bonaparte notamment, en un art de chercher des occasions pour citer des textes freudiens »

H : Pour nous, nous redoutons beaucoup plus chez nos collaborateurs l’ardeur souhaitée quelque peu imprudemment par M. Politzer dans un domaine où seule compte l’observation patiente et répétée des faits, que leur souci actuel de copier Freud et d’en appliquer servilement les principes.

P : Il est très naïf de croire qu’on est un fidèle psychanalyste parce qu’on est convaincu que la psychanalyse est arrivée avec Freud à son achèvement total. Elle ira certainement plus loin encore, mais seulement en se libérant de son idéologie actuelle.

H : Les cliniciens des névroses savent, par expérience, à quoi mènent la soi-disant originalité des observateurs, la personnalité excessive ou révolutionnaire des chercheurs inexpérimentés, dans une matière subtile où les seules garanties de succès sont le souci de bien observer et l’horreur de toute interprétation hâtive.

P : M. Hesnard confond néanmoins plusieurs choses, et notamment : être alarmé par une théorie parce qu’elle détruit une vieille idéologie et lui reprocher de ne pas la détruire autant qu’elle pourrait le faire ; être désespéré de voir un mouvement progresser alors qu’on voudrait le savoir au diable et chercher à montrer ses insuffisances afin qu’il progresse davantage ; parler d’une crise vaguementparce qu’on la désire et en parler avec précision afin qu’elle cesse : M. Hesnard oublie toute la différence qu’il y a entre être réactionnaire, réformiste et révolutionnaire. Et parce qu’il est installé dans le réformisme et parce qu’il ne voit que lui, il ne peut plus distinguer entre révolution et réaction, sous prétexte qu’elles compromettent toutes les deux sa position.

H : Mais M. Politzer, déçu par nos modestes résultats (qui lui paraissent pourtant bien utiles à la psychologie concrète), va jusqu’à renouveler ici le vieux cri d’alarme, si souvent poussé autour de Freud dans les pays de langue allemande, et parle d’une ‘crise’ de la psychanalyse, comme d’autres l’ont fait des premiers schismes retentissants de Jung, d’Adler, etc.

P : Si j’ai parlé de crise, c’est justement parce que le moment est arrivé où cette libération devrait s’accomplir sans qu’elle puisse être obtenue par les psychanalystes actuels. La preuve ? C’est que les psychanalystes eux-mêmes sont à la recherche d’une idéologie nouvelle, à commencer par Freud lui-même. La mentalité des derniers écrits de Freud n’est plus du tout la même que celle de la Traumdeutung. Il y a deux doctrines freudiennes, a dit dans notre dernier numéro Prinzhorn. Freud cherche sans trouver, dit dans ce même numéro Otto Rank. Il y a ensuite les autres scissions qui ont eu lieu à l’intérieur de la psychanalyse. Quelles que soient les raisons extrascientifiques qui aient pu agir ici, les scissions révèlent quand même, ne serait-ce que l’instabilité de la théorie psychanalytique. Elles nous révèlent que la psychanalyse n’avançant plus sur son propre chemin, ceux des partisans qui ne se contentent pas de demeurer, comme disait autrefois Adler, à l’ombre de Freud, cherchent à se rattacher à des idéologies plus générales que la psychanalyse. Une vaste psychologie de la personne, une grande psychologie de la volonté occupent ici la première place. On constate en même temps la réapparition des grandes envolées spéculatives telles que la psychologie préfreudienne les connut : parce qu’il n’y a pas de progrès notables sur le terrain proprement psychologique, on revient aux préoccupations philosophiques, c’est-à-dire on fait ce qu’on peut. On explicite maintenant ce qu’on avait admis d’abord implicitement. On n’avait pas le temps : on l’a maintenant. Et comme on avait admis des choses hétéroclites, l’explicitation va dans tous les sens.

H : M. Politzer juge ici, manifestement, notre mouvement psychanalytique en homme du monde, en théoricien, en lecteur, quelle que soit sa perspicacité psychologique. Il n’y participe pas, n’étant pas praticien ni directement observateur, – comme hélas, tous les critiques de la psychanalyse. C’est pourquoi il ne peut se rendre compte de cette formidable expansion qui peu à peu renouvelle toute la pathologie mentale, et demain rénovera… la caractérologie !

P : La théorie psychanalytique n’a jamais été basée sur un examen systématique des notions dont elle devait faire l’emploi, elle ne s’est jamais occupée de l’épuration de ses propres notions. Aujourd’hui tout cela se venge.

H : Ce progrès, ce n’est pas l’adoption de nouveaux concepts ou termes théoriques nouveaux, tels que le Moi et le Soi, qui y incite. C’est l’apport de nouveaux faits, de nouvelles recherches positives.

P : Il croyait, lui, que je voulais dire par ‘crise de la psychanalyse’ la crise de la pratique élémentaire de la psychanalyse chez ceux des psychanalystes qui n’en sont pas encore revenus de leurs premiers émerveillements. C’est pour cela qu’il a pu dire à mon sujet : « médecin praticien, il serait chaque jour émerveillé devant les clartés dont la psychanalyse illumine le domaine jusqu’ici enténébré des faits psychiques morbides ». A ce point de vue, certes, il n’y a pas de crise. Il y a dans tout art et dans toute science une région primaire et élémentaire que les crises de cet art ou de cette science n’atteignent qu’au bout d’un très long temps. Les crises de la musique n’atteignent pas les professeurs de solfège, les ‘crises’ de la peinture, les professeurs des cours élémentaires de dessin. Et à ce point de vue il y a aussi peu de crise de la psychanalyse qu’il n’y a pas eu de crise des expériences scolaires de physique dans les écoles primaires supérieures à la suite des théories de la relativité. Tant que toute l’éducation ne sera pas réorganisée, tant que les idées les plus simples de la psychanalyse ne seront pas enseignées à l’école primaire avec les principes de l’hygiène, on pourra toujours se procurer des émerveillements à bon marché avec tous les adolescents qui ont peur du diable parce qu’ils ont envie de se masturber, avec tous les angoissés, constipés et impuissants.

H : Ces nouveaux faits, ce sont par exemple : toute l’histoire du narcissisme, la « métapsychologie » des névroses – ce terme étant pris dans un sens différent par M. Politzer – l’importance du sevrage, de l’arriération affective, du besoin sadomasochiste fondamental de punition, les types nouveaux de névropathes…

P : L’idéologie convenable manquant toujours, nous assistons à la décomposition sinon de la psychanalyse, du moins du groupe psychanalytique ; à toute une série de tentatives théoriques représentant la renaissance de toutes les nostalgies que la progression rapide des premières recherches psychanalytiques avait fait taire un moment.

H : … l’analyse caractérologique, les applications de plus en plus nombreuses et fécondes aux psychoses, aux maladies organiques, les innombrables aspects du transfert, les faits de la psychanalyse infantile, l’analyse des pervers et des criminels, etc., etc.

P : Chacun navigue sur la planète qui lui plaît… Planète de l’énergétisme biologique des orthodoxes de la première doctrine freudienne ; la planète ‘personne’ pour d’autres, et ainsi de suite, car il pourra naître encore de la nébuleuse freudienne un certain nombre d’autres planètes. Le fait que les habitants d’une planète excommunient ceux d’une autre planète, ne signifie rien. Deux voies sont possibles : céder à l’appel nostalgique des implications ou détruire au sein de la psychanalyse la source originelle de toutes ces implications, à savoir l’orientation théorique empruntée à la psychologie classique. La première de ces deux voies est celle de tous les dissidents, passés, présents et futurs. La seconde exige le passage à travers une critique systématique de la théorie psychanalytique et mène à la psychologie concrète.

H : La Revue de psychologie concrète est une scène neuve aux frais décors, dont les abords séduisent le regard, mais où seul encore est apparu aux spectateurs attentifs et quelque peu inquiets, le sympathique régisseur : il nous a exposé sa manière personnelle de concevoir le drame. Mais le rideau est levé ; et nous attendons, avides, le Drame… »

 

Fin de la partie expérimentale et radiophonique de notre affaire. Vous entendez que si Politzer provient d’un autre discours, mais ce n’est pas parce qu’il serait devenu communiste qu’il a critiqué la psychanalyse. C’est plutôt parce que les psychanalystes lui ont répondu tellement de conneries qu’il a préféré tourner les talons et lire Lénine. Là, on peut dire qu’il y a du dépit. Alors il va se heurter, monter le ton, déplacer la discussion épistémologique sur le terrain de la critique sociologique, politique. Et même à ce niveau sa critique est intéressante.

 

1933, 1939, et au-delà.

 

1933, article paru dans Commune : « Le freudo-marxisme : un faux contre-révolutionnaire » [19]. C’est une discussion avec les intellectuels engagés de l’époque. Au commencement, un article de Jean Audard sur le caractère matérialiste de la psychanalyse [20]. Lacan a tellement aimé cet article de Audard qu’il écrit à la rédaction pour rencontrer l’auteur. Le même qui énerve tellement Politzer qu’il lui répond la même année par cet article rageur, dans une longue dispute dont je vous donne tout de suite la conclusion : « La psychanalyse n’est pas une doctrine anticapitaliste et anti-bourgeoise. Ce que la mise en évidence du facteur sexuel pouvait comporter ‘d’anti-bourgeois’ a été complètement liquidé par la théorie de la libido. Par contre, par le développement de cette théorie et par ses applications sociologiques, la psychanalyse a pris rang parmi les doctrines dont la bourgeoisie peut se servir et se sert effectivement pour combattre le marxisme. La psychanalyse a incontestablement enrichi l’arsenal idéologique de la contre-révolution. C’est ce qui explique que, dans l’ensemble, la bourgeoisie s’est réconciliée avec elle (…)

Le matérialiste marxiste montre derrière la vertu du bourgeois « la convoitise, l’avarice, la cupidité, la chasse aux profits et les manœuvres à la Bourse » — derrière la philanthropie patronale, les tentatives de corruption. Mais le psychanalyste ramène tout cela à la libido. Et comme il y ramène aussi l’avarice, la cupidité, la chasse aux profits et les manœuvres à la Bourse, le bourgeois se trouve absout au moyen de son humiliation. Et la seule chose qui pourrait encore l’inquiéter et qui l’a, en fait, inquiété dans les débuts de la psychanalyse, le rappel du génital dans la libido, les psychanalystes l’ont supprimé au milieu des contorsions les plus compliquées ! Que de fois nous ont-ils répété qu’il ne fallait pas confondre « sexuel » et « génital », que « libido » ne signifie pas « érotisme génital ». Jean Audard le répète aussi triomphalement. Mais il est clair que les contorsions psychanalytiques étaient destinées à calmer les bourgeois. Les psychanalystes qui parlent tant de la peur devant la morale bourgeoise se sont eux-mêmes dégonflés devant elle lamentablement. Pour calmer « l’idéalisme » philistin, ils ont castré la libido et en ont fait l’énergie sexuelle des eunuques. Par ce procédé, ils l’ont calmé effectivement. La psychanalyse ne fait plus scandale. Mais les psychanalystes ont offert aux bourgeois une autre compensation. Ils leur disent : « Nous « dépouillons » vos vertus, mais, ne vous en faites pas ; nous en faisons autant avec le prolétariat. » Car c’est un aspect de la psychanalyse dont les freudo-marxistes n’aiment pas nous parler, et dont Jean Audard ne nous parle pas du tout. » [21]

Vous entendez qu’il n’y aura pas de « freudo-marxisme », pas de complément freudien à la pensée de Marx. Là aussi, pour Politzer, hétérogénéité des champs. On lui reprochera peut-être d’avoir manqué de finesse sur ce coup-là. Il rejette dans le camp des traîtres les intellectuels comme Wilhelm Reich qui pensent la révolution avec l’analyse, dénonce jusqu’à la notion de conscience aliénée – ce qui serait une autre mystification, un moyen de réinjecter l’inconscient, (« il n’y a pas de conscience mystifiée il n’y a que des mystificateurs »). Vous comprenez que ce n’est pas un penseur conciliant. A partir de 33 il est clair qu’il a cessé de penser avec, ou d’espérer en. Je passerai vite sur l’article de 1939 [22], qui indépendamment de la charge sur l’idée que la psychanalyse est nazi-compatible, pointe un problème dans la doctrine.

Je passe vite sur son entrée en résistance – il signe ses écrits Rameau [23] – sauve Paul Langevin – il est fusillé au Mont Valérien en 1942, sa femme Maïe déportée à Auschwitz – sa récupération après-guerre par le PCF comme martyr de la résistance – Laplanche à Bonneval 1960 [24] lui consacre un compte-rendu – Althusser encourage ses étudiants à le lire [25]Critique des fondements est réédité en 1967.

 

Lacan et l’acte chez Politzer.

 

Maintenant, si l’on cherche « Politzer » dans l’œuvre de Lacan, on ne trouve que trois ou quatre occurrences. En 1947, dans « Propos sur la causalité psychique », il partage avec lui le dégoût pour la récupération dont ils ont fait l’objet par Laforgue, et concède qu’on puisse après cela « prendre en aversion [sa] propre rubrique » et abandonner la théorie [26]. En 1965 c’est sans doute à lui qu’il pense quand il évoque les « seuls hommes de la vérité qui nous restent, l’agitateur révolutionnaire, l’écrivain qui de son style marque la langue, je sais à qui je pense, et cette pensée rénovant l’être dont nous avons le précurseur » [27]. Et en 1970 dans Préface à une thèse et l’Envers de la psychanalyse, il dit en substance que Politzer, universitaire refoulé, n’a pas vu « que le Je dont il s’agit est peut-être innombrable, qu’il n’y a nul besoin de continuité du Je pour qu’il multiplie ses actes » [28]. On va finir par là.

Si l’on cherche les notions qu’il lui emprunte directement, on trouve : psychologie concrète (4 occurrences dans les Ecrits) [29], science (136 occurrences) [30], drame (50 occurrences dont 12 dans « La lettre Volée »), récit (214 occurrences dans Critique des fondements de la psychologie contre 25 dans les Ecrits), acte et continuité du Je (10 occurrences dans CfP (5 dans les Ecrits à part égale avec discontinuité). Sans compter les signifiants qu’il prend emprunte ultérieurement, médiés par la lecture althussérienne : discours, discours du capitaliste, plus-de-jouir, l’arsenal de la militance 68. En fait, la séance où Lacan commence par parler de Politzer est la même où il introduit pour la première fois les quatre discours [31]. Ce qui paraît devoir appeler un commentaire.

 

« La chose est, pour l’universitaire, si pathétique qu’on peut dire que le discours de Politzer intitulé Fondements de la psychologie concrète, à quoi l’a incité l’approche de l’analyse, en est un exemple fascinant. Tout se commande de cet effort pour sortir du discours universitaire qui l’a formé de pied en cap. Il sent bien qu’il y a là quelque rampe par quoi il pourrait en émerger.

Il faut lire ce petit ouvrage, réédité en livre de poche sans que rien, à ma connaissance, puisse prouver que l’auteur eût lui-même approuvé cette réédition, alors que chacun sait le drame qu’a été pour lui l’accable­ment des fleurs sous lequel a été couvert ce qui d’abord se pose comme cri de révolte.

Ses pages cinglantes sur la psychologie, spécialement universitaire, sont étrangement suivies d’une démarche qui, en quelque sorte, l’y ramène. Mais ce qui lui a fait saisir par où il y avait espoir pour lui d’émerger de cette psychologie, c’est qu’il ait mis l’accent sur ceci — ce que personne n’avait fait à son époque —, que l’essentiel de la méthode freudienne pour aborder ce qu’il en est des formations de l’inconscient, c’est de se fier au récit. L’accent est mis sur ce fait de langage, d’où tout, à vrai dire, eût pu partir. […]

Que fera-t-il comme objection aux énoncés, je veux dire à la termino­logie, des mécanismes qu’avance Freud dans son progrès théorique? – sinon qu’à énoncer autour de faits isolables d’abstraction formelle, comme il s’exprime confusément, Freud laisse échapper ce qui est pour lui l’essentiel de l’exigible en matière de psychologie, à savoir que tout fait psychique ne soit énonçable qu’à préserver ce qu’il appelle l’acte du Je, et mieux encore, sa continuité. Ceci est écrit — la continuité du Je. […] il ne peut faire autrement que de retomber sur l’exigence du Je.

Ce n’est certes pas là raison suffisante. Ailleurs j’ai bien dit que la vérité parle Je. Moi, la vérité, je parle. Seulement, ce qui ne vient à l’idée, ni de l’auteur en question [en contexte il s’agit de Laplanche], ni de Politzer, c’est que le Je dont il s’agit est peut-être innombrable, qu’il n’y a nul besoin de continuité du Je pour qu’il multiplie ses actes. Ce n’est pas là l’essentiel. »

 

J’aimerais conclure et ouvrir là-dessus. Politzer était coutumier des pseudonymes. Il signe Arouet son livre sur Bergson, Th. W. Morris son article sur « La fin de la psychanalyse », Rameau ses écrits de résistance. La polyphonie, la contradiction, l’autodestructivité interne à la pensée de Politzer peuvent rendre étrange qu’on lui reproche de n’avoir pas compris l’innombrable ou la discontinuité du Je, pour lui qui est si multiple, plus proche d’un Pessoa enragé que d’un universitaire ou d’un militant monobloc. Le style de Politzer est peut-être confus parce qu’urgent, fait de notes d’intentions reportées à plus tard jamais réalisées, du maintien paradoxal de ce qu’il détruit. Mais il a posé un problème inévitable, qui ne se résout ni dans la clinique ni dans la théorie freudienne, mais dans l’acte – et pour lui, l’acte de résistance.

Vous voyez mon étonnement. Lacan choisit de relever le signifiant continuité. Mais acte était sans doute une meilleure entrée. Lacan tire délibérément l’acte du Je vers « mieux encore, sa continuité », comme si c’était la même chose, ou comme si la continuité du Je fondait seule son acte. Et même « ses actes », tout à coup au pluriel, comme des actes à perpétrer… Mais qu’est-ce qu’il en sait, Lacan, de ce que Politzer entend par Acte ?

C’est quelque chose où le Je a effectivement disparu, quitte à se faire fusiller sur le Mont Valérien. Et non content de son interprétation – où il réduit Politzer à l’impasse universitaire qu’il a passé sa vie à fuir, Lacan enchaîne sur Sade théoricien, qui refuse « d’être ce qu’il est, ce qu’il énonce qu’il est ». Je me permets de penser là qu’il aurait mieux fait de rejoindre le mouvement marxiste (comme la jolie recension de sa thèse par Nizan, d’ailleurs, l’y invitait). Faut-il voir à cet endroit la limite d’un intellectuel qui frôlait plutôt à l’époque avec l’Action française, à l’endroit d’un mouvement qu’il n’aurait pas compris ?

Par acte, Politzer entendait quelque chose que Lacan ne semble pas vouloir voir, et qui dépasse l’acte manqué, l’acte de vie, l’acte d’énonciation ou l’acte au sens de l’activisme (qui est effectivement le combat personnel de Politzer, tant contre ses maîtres que dans ce qu’il fera effectivement de sa vie). L’acte au sens précisément où le Je disparaît dans l’acte – nietzschéen au sens où « l’agent n’a été qu’ajouté à l’action – l’action est tout » [32]. Aussi bien Lacan aurait pu se douter que l’intégrité de ce je transcendantal n’est pas ce qui intéresse Politzer, mais plutôt la manière dont l’acte représente un sujet, qui n’existe jamais de manière préexistante, substantielle, en réserve ou hors de son acte. C’est une sorte d’erreur de lecture où le marxisme ne se trompera pas – ni Althusser, ni sa reprise par Foucault. Je ré-ouvre volontairement le dialogue Althusser-Lacan là-dessus. Lacan réduit sciemment Politzer à un sujet-substance alors que Politzer a passé sa vie à dire : continuité du Je dans l’acte.

Toute l’interprétation de Lacan repose sur l’idée que Politzer ne serait pas sorti de l’université. Faut-il rappeler qu’il parle, en 1970, depuis la chaire de la Sorbonne où il vient enfin d’entrer ? C’est un peu malhonnête, c’est faux, et sert une stratégie qui l’arrange un peu trop, lui Lacan, comme s’il avait réussi où Politzer a échoué. Et quand il dit ; « il ne peut pas faire autrement que de retomber sur l’exigence du Je », est-ce pas plutôt Lacan qui fait une lecture transcendantale de Politzer ?

 

Conclusion

 

Voilà. L’unité de la psychologie a triomphé, la psychanalyse n’est plus hétérogène et résistante, mais scholastique et incongrument soumise au cursus de psychologie, plus lamentable que jamais. Lagache et Laforgue, deux grandes figures de la collaboration, ont momentanément gagné. Les philosophes, eux, ne sont plus invités à la table qu’à titre de dilettantes ou de gens cultivés, pour une question qui était pourtant, de longue date, et traditionnellement la leur : la question du sujet. Et si je me suis permis de dire que c’est Lacan qui est transcendantaliste dans sa lecture de Politzer, c’est par association d’idée vers un livre que j’avais aimé, de Manuel de Dieguez [33], admirablement écrit. C’est lui qui écrit que l’originalité de Lacan aura été « de placer le problème de la décadence spirituelle dans une science expérimentale – la psychanalyse, au cœur de la recherche psychanalytique elle-même » [34].

Je peux penser que c’est encore ce à quoi nous invite encore aujourd’hui Georges Politzer. A vous…

 


Notes

[1] Michel Politzer, Les trois morts de Georges Politzer, Paris, Flammarion, 2013, chapitre 1.

[2] I. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, (trad. Foucault), Paris, Vrin, 2008, §1

[3][3] H. Hubert, « Penser le défaut de civilisation capitaliste aujourd’hui », https://histoireetsociete.wordpress.com/2019/10/19/penser-le-defaut-de-civilisation-capitaliste-aujourdhui-avec-georges-politzer-par-herve-hubert/

[4][4] G. Bianco « Politzer, Kant et la critique – Où voulait aller la psychologie concrète ? » dans La signification du concret. Psychologie, philosophie et politique chez Georges Politzer, Paris, Hermann, 2016

[5] G. Politzer, « Médecine ou philosophie ? », dans Contre Bergson et quelques autres, p. 264

[6] G. Politzer, ibid., p. 266.

[7] Ibid. p. 269

[8] Ibid. p. 273

[9] Ibid. p. 305 « Le mythe de l’anti-psychanalyse », Philosophies n° 5/6, mars 1925.

[10] G. Politzer, Contre Bergson et quelques autres…op. cit., p. 301, G. Dumas, Nouveau traité de psychologie, Paris, Alcan, 1924.

[11] D. Papiau, Psychiatrie, psychanalyse et communisme – Essai de sociobiographie des psychiatres communistes (1924 – 1985), Thèse de Science politique de l’Université Paris-Nanterre, 2017

[12] G. Politzer, « Le mythe de l’anti-psychanalyse », dans Contre Bergson et quelques autres, op. cit., p.286

[13] R Bruyeron, « La notion de drame » Colloque sur l’œuvre de Politzer, ENS, 2010. « La notion de drame apparait avec l’existence et définit l’être parce qu’il est vouloir. C’est par l’enchainement des actes qu’il se singularise. L’objet de la psychologie, ce n’est pas l’acte rapporté au sujet, c’est l’’interaction entre ce que le sujet reconnait comme soi (ses choix) et les nécessités extérieures ». Cf. aussi M. Legrand. « L’objet empirique de la psychanalyse », dans Revue Philosophique de Louvain. 4ème série, tome 78, n°38, 1980. pp. 262-280

[14] G Politzer, Critique des fondements, Introduction, pp. 22-23

[15] G. Politzer, Critique des fondements, p. 39

[16] G. Politzer, Critique des fondements de la psychologie, p. 55

[17] Ibid.p.209

[18] Toutes les citations sont tirées de Revue de Psychologie concrète : 1) Politzer, « Note préliminaire sur l’aperçu historique du mouvement psychanalytique français », pp. 102 à 105, 2) Pr. Angelo Hesnard « A propos d’une prétendue ‘crise’ de la psychanalyse », t. I, pp. 265-281 et 3) « Réponse au Professeur Hesnard », t. II, pp. 282 à 293

[19] G. Politzer, « Le freudo-marxisme – un faux contre-révolutionnaire », dans Commune, 1933

[20] J. Audard, « Du caractère matérialiste de la psychanalyse », Cahiers du Sud 1933, rééd. dans Littoral 27/28, avril 1989, pp. 199 à 208.

[21] G. Politzer, « Le freudo-marxisme – un faux contre-révolutionnaire », op. cit., p. 301

[22] G. Politzer, « La fin de la psychanalyse », paru dans La pensée, n°3, oct-nov-déc 1939, pp. 13 à 23 (sous pseudonyme Th. W. Morris en allusion probable à Maurice Thorez)

[23] R. Bruyeron, « Combattre en philosophie : les érits clandestins de Georges Politzer (1939-1942) », dans Revue philosophique de la France et de l’étranger, Paris, PUF, 2002/3 Tome 127, pp. 303 à 314

[24] J. Laplanche, L’inconscient une étude psychanalytique (Bonneval, automne 1960), dans Problématiques IV. L’inconscient et le ça. Paris, PUF, 1981, p. 261-321.

[25] L. Althusser, « La place de la psychanalyse dans les sciences humaines », dans Psychanalyse et sciences humaines deux conférences (1963-1964), Paris, Librairie générale, 1996, p. 35.

[26] J. Lacan, « Propos sur la causalité psychique », « C’est dans un tel sentiment, je le sais, que le grand esprit de Politzer renonça à l’expression théorique où il aura laissé sa marque ineffaçable, pour se vouer à une action qui va le ravir irréparablement. », dans Ecrits, p. 161

[27] J. Lacan, « La Science et la vérité », Ecrits, p. 858, cf. Jacques Adam, « Georges Canguilhem », dans Champ lacanien 2013/1 (n° 13), pp 125 à 130

[28] J. Lacan, L’envers de la psychanalyse, Leçon du 20 janvier 1970, pp. 71 à 73

[29] J. Lacan, Ecrits, « L’agressivité en psychanalyse », p. 110, et surtout « Propos sur la causalité psychique », p. 161, p. 178, 186

[30] Dont 17 dans « Au-delà du principe de réalité ». Science positive dans « L’agressivité en psychanalyse, p. 103, sciences de l’homme dans « Fonction de la psychanalyse et criminologie », p. 135, 284…etc.

[31] J. Lacan, L’envers de la psychanalyse, Leçon du 20 janvier 1970, pp. 71 à 73

[32] Nietzsche, Généalogie de la morale §13 dans sa diatribe contre la notion de sujet : « comme si derrière l’homme fort, il y avait un substrat neutre qui serait libre de manifester la force ou non. Mais il n’y a point de substrat de ce genre, il n’y a point d’« être » derrière l’action, l’effet et le devenir. », p 794

[33] M. de Dieguez, « Lacan et la psychanalyse transcendantale » dans Science et Nescience, Paris : Gallimard 1970, p. 264, mentionné dans L’Envers, p. 169 « Ca me paraît à moi assez accablant. Je ne me croyais pas si transcendantal, mais enfin, on ne sait jamais très bien »

[34] M. de Dieguez, « Lacan et la psychanalyse transcendantale » dans Science et Nescience, Paris : Gallimard 1970, p. 264.