Par Judith Toledano-Weinberg

 

Le surgissement du coronavirus dans un coin du monde puis sa transmission à tous les autres pays, qui ont pris les uns après les autres des mesures pour lutter contre sa propagation, pourrait laisser penser à un sort commun de l’humanité, à une unité dans l’adversité. Pourtant, je crois au contraire que le réel divise les hommes, que le surgissement de l’inconnu et du risque de destruction laisse voir plus que jamais le choix inconscient fait par chaque sujet à l’orée de son entrée dans le monde. Et si la catastrophe rassemble ce sera en tant, paradoxalement, qu’elle ramènera chacun au point qui lui est le plus intime, le moins partageable.

Cette épidémie, par le bouleversement qu’elle provoque dans les quotidiens, par l’incapacité de quiconque à en maîtriser l’évolution, ébranle la croyance en un monde qui serait ordonné, objectivé par la science.

Des médicaments apparaissent, pharmakon dont on ne sait pas bien la part de poison qui les constitue, pour reprendre la réflexion de Derrida sur les deux sens du terme en grec : remède et poison. Encensés là, critiqués ailleurs. Faute d’un consensus sur l’efficacité d’un traitement, des mesures d’évitement sont prises à l’échelle de la planète pour arrêter la contagion : les protections individuelles par le port de masques ou de gants, le lavage des mains, la généralisation des tests, la mise en œuvre de l’isolement des malades, voire de toute la population par le confinement.

Là encore se révèlent les fractures, entre les partisans de l’isolement maximal et de la surveillance, ceux de la simple limitation de la contamination (le lissage de la courbe), ceux de l’immunisation de la population (le relatif laisser faire). La croyance en l’univocité de la science vole en éclats. A mesure que la maladie se propage, que la mort entre dans les villes, on voit les réactions des gouvernants et des habitants, mais aussi des scientifiques, différer selon le lieu, s’inscrivant dans une histoire, une subjectivité, un rapport au monde qui ne sont pas les mêmes. Ça et là, des élans communs se font jour, des identifications à un idéal, mais qui peinent à fédérer véritablement.

Si l’on se place à l’échelle individuelle, face à l’inconnu du virus, chacun interprète selon son fantasme, son idée du monde tel qu’il est. Il y a ceux qui dénient la menace, ceux qui en pressentent les dangers, ceux qui attendent qu’on leur dise quoi faire, ceux qui critiquent les décisions prises, ceux qui crient sans être entendus. Et puis ceux qui sont sidérés, pris dans une réalité dont ils n’arrivent justement pas à faire sens, à s’extraire. A cause de la maladie qui les touche, du deuil, ou simplement du flot d’informations, des mesures inédites et désocialisantes, de l’impossibilité de s’appuyer sur une réalité stable.

Nous le sommes tous plus ou moins, sidérés. Incapables de faire sens de notre réalité chamboulée, différemment pour chacun, les uns se retrouvant à s’occuper des enfants, se posant des questions neuves sur l’éducation, les autres se sentant abandonnés par le social, enfermés dans des appartements insalubres, parfois livrés à des violences domestiques, les autres encore forcés de sortir travailler quand même, culpabilisant pour leurs proches qu’ils exposent à un risque fatal.

Face à un monde qui se met à vaciller, comme toujours quand un événement destructeur surgit, une guerre, une révolution, une épidémie, chacun se positionne selon son désir, son histoire, sa structure subjective, sa façon de faire avec le monde depuis qu’il y est entré. En cela, il serait illusoire de croire que la catastrophe rassemble. Mettant à nu les mécanismes de défense propres à chacun, elle divise au contraire. Plus encore, ce que la catastrophe révèle, c’est la faille au cœur même de la structure, ce qu’elle met au jour dans cette sidération c’est le point aveugle du système de chacun. Nos défenses sont mises à mal, révélant l’angoisse toujours sous-jacente.

Pour la psychanalyse, la souffrance vient de la répétition du trauma : cet événement qui a fait effraction et que l’on n’a pu assimiler fait retour, inlassablement. La cure analytique a son rôle à jouer en ces temps de mise à nu pour chacun de sa question, de son symptôme, de l’inassimilable de sa vie.

C’est justement son travail auprès de soldats traumatisés par la guerre de 14-18 qui avait mené Freud à repérer la question centrale de la répétition dans la souffrance. On peut voir toute l’entreprise analytique depuis comme la mise en œuvre d’une méthode pour échapper à cette répétition mortifère, qui menace tout sujet et dont les moments traumatiques comme celui d’aujourd’hui révèlent le risque.

En ce temps où pour chacun l’espace se resserre et se rétrécit, défaisant les repères habituels, l’écoute analytique – téléphonique ou vidéo – rétablit un lieu où il soit possible de s’inscrire et où l’adresse à l’autre fasse office de Heim, donnant naissance à une parole qui dise ses doutes, ses peurs, ses ambivalences, son rapport au monde singulier.

Je crois qu’il s’agit de rendre possible une parole qui prenne en charge la question de l’insupportable de la mort. Et peut-être que l’aspect collectif de la catastrophe facilite cela, du fait même que l’analyste est à la fois récepteur de cette parole de l’analysant et pris lui-même dans ce réel de la mort, confiné comme les autres, inquiet pour ses proches et pour lui-même. Ce réel dessine la limite de la neutralité de l’analyste : seul l’analyste qui accepte d’entrer en ce lieu, ou qui y est forcé par les circonstances, peut entendre ce qui pour l’autre y a rapport, c’est-à-dire entendre ce qui est à la fois le plus singulier et le plus commun entre tous les hommes. C’est ce que Lacan désigne par la question de l’entre-deux-morts, à travers le désir d’Antigone.

La catastrophe, si elle a des effets destructurants et traumatiques, pourrait alors être l’occasion, par une parole adressée, d’un travail pour chacun sur sa faille propre, sur ce qui de son désir est le point d’ancrage et de fuite. Elle pourrait être l’occasion – certes forcée, douloureuse – de retrouver un lien au désir. D’où des effets possibles d’inventivité, chacun devant trouver une façon de faire hors des habitudes et des lois sociales. Ces effets sont évidemment exagérés, surinvestis par le discours ambiant, qui cherche à faire de la catastrophe le temps d’un renversement fantasmé du mal vers le bien. Or je crois qu’il s’agit au contraire de reconnaître les effets mortifères, irréductibles, de l’événement, et de prêter à ceux qui le souhaitent une écoute qui leur permette de sortir de la sidération et de produire une énonciation qui s’appuie sur cet irréductible. En attendant que le monde redevienne monde, que nous reprenions nos habitudes et que tous à notre façon nous tentions à nouveau de boucher le trou qui avait laissé entrevoir le désordre hors-sens du réel.