opération clinique psychanalyse psychiatrie psychiatrie lacanienne

Intervention tenue à trois voix le vendredi 19 octobre 2018 à Ville-Evrard, dans le cadre de la journée « Défense et illustration de la psychothérapie des psychoses en institution »

Par Elsa Caruelle-Quilin, Nicolas Dissez & Corinne Tyzsler

« Se soumettre aux positions subjectives du malade »

Nicolas Dissez : « Etre au plus proche, ce n’est pas toucher, la plus grande proximité, c’est assumer le lointain de l’Autre » Peut-être certain d’entre vous ont-ils pu reconnaître ici le style non dénué de poésie de Jean Oury par lequel il m’a paru légitime de commencer mon propos lors d’une journée portant cet intitulé Défense et illustration de la psychothérapie des psychoses en institution. « Assumer le lointain de l’autre », c’est une formulation qui pourrait définir une éthique pour celui qui envisage une thérapie des psychoses. Nos trois interventions me semblent des modalités d’illustration de cette possibilité.
Notre intervention à trois voix rend compte, en effet, d’un travail de recherche en cours dans le cadre de l’Ecole Psychanalytique de Sainte-Anne dirigée par le Docteur Marcel Czermak. Cette recherche interroge la possibilité d’identifier un certain nombre d’interventions, d’opérations, dans le champ des psychoses, sur un mode analogue où Freud puis Lacan ont pu isoler des registres spécifiques d’interprétation dans le champ des névroses.
Je partirai d’une proposition de Lacan dans la Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose, au moment où il évoque un échange avec une patiente qu’il vient de rencontrer quelques jours plus tôt, lors d’une présentation clinique à Henri-Rousselle en décembre 1955 : « Disons que semblable trouvaille ne peut être que le prix d’une soumission entière, même si elle est avertie, aux positions proprement subjectives du malade, positions qu’on force trop souvent à les réduire dans le dialogue au processus morbide, renforçant alors la difficulté de les pénétrer d’une réticence provoquée non sans fondement chez le sujet. »
Dans mes échanges avec les équipes infirmières ou avec les élèves qui ont la curiosité d’assister aux présentations de malades en sacrifiant pour cela leur déjeuner, je me trouve régulièrement confronté à leur constat : « Mais vous faîtes tout ce que, à l’IFSI, on nous interdit de faire. On nous dit : Il ne faut pas rentrer dans le délire du patient ! » « Soumission entière même si elle est avertie », c’est une position éthique qui ne recouvre pas les formules que l’on retrouve dans les manuels de diagnostic infirmiers où le délire a une définition simple, c’est une « perte du sens de la réalité ». Je vous propose de réinterroger ensemble ces formulations un peu trop simples. Le délire, bien souvent, nous renseigne sur ce que nous appelons notre réalité, pour nous permettre de rouvrir des questions oubliées, de réinterroger les évidences. C’est le cas avec le patient que j’évoquerai ici brièvement.
Enfin, « Assumer le lointain de l’Autre », c’est une formulation qui permet d’envisager la question par le biais de la dimension de l’espace. Comme Corinne Tyszler et Elsa Caruelle-Quilin vont aborder cette soumission aux positions proprement subjective du patient par le biais de la question du temps, je vous propose de l’aborder par cette dimension de l’espace à la faveur de la situation de ce patient, que j’ai reçu récemment.

Olivier a une quarantaine d’années quand il m’est adressé, en hospitalisation sous contrainte, dans un contexte d’inquiétude généralisée de son entourage, inquiétude qui a conduit à demander aux forces de l’ordre d’intervenir à son domicile. Devant les policiers qui viennent le solliciter, il est d’emblée convaincu qu’il s’agit de faux policiers, ce dont il trouve confirmation dans différents détails de leur tenue comme dans le fait que ceux-ci ne lui ont pas présenté la carte de la préfecture qu’il leur demandait.
Ce registre de doute portant sur les fonctions symboliques, vous savez qu’il est identifié par les classiques sous le terme de méconnaissance systématique. Chez Olivier, ce registre semble toucher l’ensemble de son existence, depuis de nombreuses années, le situant dans un environnement qui se réduit à un simulacre généralisé, une grande pièce de théâtre dont il serait le jouet. A propos de la disparition de son père dont il a été averti, en 2008, par le commissariat de police par téléphone il dit : « J’ai l’intime conviction que de ne pas être convaincu qu’il était décédé. » Cette situation le conduit à une recherche permanente d’indices d’authenticité de son environnement, sur le mode d’une attention spécifique aux uniformes des professionnels ou aux détails architecturaux des bâtiments qui l’entourent, recherche qui, invariablement, le conduit à remettre en cause leur authenticité, aidé en cela par sa formation d’ingénieur. Arrivant à la clinique où je l’ai reçu, il constate avec perspicacité qu’il n’y a pas de parking réservé aux ambulances devant l’établissement, ce qui pourtant est obligatoire, me signale-t-il. Il en conclue aussitôt que cette clinique n’est pas une vraie.
Vous mesurez la difficulté spécifique de la prise en charge d’un tel patient, Olivier quand je l’accueille a d’emblée la conviction que moi-même je joue un rôle, que je suis « un faux psychiatre ». Comme j’accède à sa demande de lui montrer ma carte professionnelle, il constate avec rigueur : « Ça doit pas être très compliqué à falsifier une carte comme ça. » Quelle possibilité de transfert dans cette situation ?
Olivier se sent en position de « Cobaye de quelque chose mais de quoi ? » Il est objet d’une expérience dont il ne parvient pas à saisir les enjeux ni la raison, si ce n’est que le lieu d’où cette vaste comédie humaine est organisée ne paraît pouvoir se situer que dans un au-delà du monde dans lequel il est plongé : « Qui est-ce qui organise cette blague ? C’est peut-être quelqu’un qui se serait fait passer pour mort : mon père ou mon grand-père ? En tout cas cette blague devrait s’arrêter, on dit bien les blagues les plus courtes sont les meilleures… » Il est bien ici en situation de se refuser à être dupe de la situation, de la comédie humaine qui l’entoure, mais la possibilité d’accéder à une vérité autre est ici périlleuse car la possibilité de mettre fin à cette impasse ou de répondre à ses interrogation semble en passer par un acte réel, seul à même de le sortir de ce monde de faux-semblant : « Pourquoi cette expérience ? C’est pour pousser les gens au suicide ? Mais si on les pousse au suicide, c’est pas eux qui se suicident… » Vous voyez ici combien pareille prise en charge implique de se familiariser avec le registre spécifique d’espace dans lequel est plongé ce patient. Assumer c’est étymologiquement prendre pour soi, prendre la charge de. Ici il s’agit bien pour celui qui l’écoute, de reprendre à son compte, dans un premier temps nécessaire, l’étrange espace dans lequel Olivier est plongé.
« Pour quelle raison est-ce que je vous demanderais quelque chose ? » m’interroge-t-il, d’emblée ? Lors de ce premier entretien, la mise en place du transfert, en passera par un point d’appui réel – c’est-à-dire énigmatique – de sa situation. Paraissant en effet confirmer la formule de Lacan – les non-dupes errent – la nuit Olivier erre, suivant sans savoir pourquoi les rails du Tramway, comme poussé par une force dont il ignore tout. Cette situation qui l‘embarrasse, il est prêt à l’interroger avec moi. Plus tard au cours d’un entretien avec le Docteur Czermak c’est son sentiment de se sentir comme mort depuis plus de vingt ans dont il fera part pour la première fois, point qui semble pouvoir constituer un autre point d’accroche transférentielle. « C’est vrai que moi-même depuis l’âge de 17 ans, dit-il, je me sens mort. Mais j’ai revécu en 2016, quand ma sœur était malade et que j’ai vu une jeune fille de 16 ans qui allait à des cours de soutien en mathématique. »
Vous entendez ici combien la question de l’amour, c’est à dire du transfert, est la seule à même de pouvoir ramener un sentiment d’existence. C’est, me semble-t-il l’enjeu sur laquelle porte la question de la confiance, chez ce patient qui était arrivé dans une position de refus d’être dupe et qui, peut-être, ici, peut commencer – dans les deux sens du terme – à se confier à l’autre :

Marcel Czermak : « Bon, mais il faut bien faire confiance ? »
Olivier : « Oui. Et même si on se fait avoir, c’est pas grave, on est quand même vivant ! »

C’est sur cette formule que je passe la parole à Corinne…

 

La question de la Temporalité

Corinne Tyszler : C’est l’axe par lequel nous essayerons de rendre compte de l’opérativité possible dans la psychothérapie des psychoses.

Utiliser ce terme comme Nicolas Dissez l’a fait dans son introduction, c’est insister non pas sur une « coupure qui impliquerait un avant et un après, mais sur la réitération régulière d’une action instaurant une perspective renvoyée à l’infini ». Autrement dit nous avons affaire à une conception autre de la temporalité qui se noue avec celle de l’infini. Cette dernière est intéressante pour nous, puisque lorsque nous posons l’infini, nous entendons du même coup que quelque chose reste à jamais insaisissable.

La question du temps est primordiale pour nous : comme vous le savez, un phénoménologue Allemand, Tellenbach, a pu dire à propos du Cotard, qu’il y avait « un gel du temps ». Une autre façon de le dire serait que dans la psychose la temporalité a perdu toute sa dimension symbolique. Le temps est réduit à une compacité d’un présent sans passé ni lendemain qui n’inscrit pas le sujet, ni dans une filiation ni dans une historicité.

Enfin, nous dirons un mot sur la temporalité de l’acte du praticien qui, semble t-il, ne cesse pas de se répéter et de se renouveler pour que son efficace puisse durer : nous travaillons notre vie durant avec les psychotiques, une équipe hospitalière ou de CMP s’embarque pour un long voyage avec ces derniers.

Quelques exemples pour tenter d’illustrer le type d’opérations dans le registre de la temporalité qu’un praticien est amené à tenter avec les patients psychotiques.

Avant de vous proposer quelques « vignettes », insistons que pour pouvoir opérer le praticien s’est au préalable « soumis aux position subjectives du patient » pour pouvoir instaurer un transfert, soumission « avertie » précise Lacan au sens d’en apprendre quelque chose du délire du patient par exemple, et qui n’est pas forçage de sa réticence, souvent le seul rempart au déchaînement de l’objet.
Un mot encore pour souligner que l’opération n’est pas synonyme de maîtrise, c’est souvent dans l’après-coup que le praticien pourra en saisir ou non la pertinence, et enfin elle engage bien souvent son Inconscient.

Première occurrence : Denis : quand le temps de l’enfance se réouvre

C’est un patient que je vois depuis de longues années : d’abord en CMP quand il était adolescent, et maintenant en cabinet. Tableau de schizophrénie avec des épisodes persécutifs massifs, des idées de référence, manifestations hallucinatoires acoustico-verbales à contenu injurieux, phénomènes répétés de frégolisation. Les rencontres avec lui sont assez ritualisées, avec des propos le plus souvent factices ne portant que sur le quotidien, réduit à un travail protégé très répétitif, un isolement amical, et des repas avec son père et ses deux sœurs schizophrènes le soir. Lorsqu’il va moins bien, il le dit souvent avec les mêmes mots : « On parle de moi dans la rue, dans le métro et à la télé. » Un jour, je ne sais pourquoi, je me suis autorisée à lui faire une remarque qui tranche avec tout ce que j’avais essayé auparavant, lui proposant : « Peut-être pensez-vous qu’on parle de vous, parce que votre mère n’a pas pu suffisamment parlé de vous et avec vous. » Je m’étais appuyée pour dire cela de la mère sur ce qu’il avait pu m’en dire à plusieurs reprises à savoir que sa mère elle même avait été une grande malade psychotique hospitalisée de nombreuses fois. Cette construction, faite à partir de bribes d’informations du patient et du thème sur les opérations cliniques qui nous habite à quelques-uns à Sainte-Anne, a produit une véritable surprise chez le patient : arrêt dans le temps de ses énoncés, et reprise d’un propos d’une toute autre teneur. Pour la première fois il m’a parlé de son enfance sur un tout autre bord : non pas de cette mère imprévisible et malade, mais de sa jalousie à l’endroit de ses sœurs jumelles. Pour la première fois il offrait à son interlocuteur un récit et non un délire, pour la première fois il faisait entendre qu’il avait été un enfant comme les autres. C’est ainsi que l’on peut entendre comment l’introduction de la temporalité chez ce patient a ouvert un espace où il a reconnu l’enfant en lui, et également permis une certaine narrativité pour lui, alors que je l’avais toujours connu dans un présent pétrifié et compact où il était dit par sa psychose. Ouverture d’un autre espace permettant une possible historisation, et d’un récit qui supplante le délire.
Nous ne pouvons pas dire qu’il y a instauration d’un « futur antérieur » comme le disait Bergès, mais d’un avoir été ?

Deuxième occurrence : Jean et le retour dans le passé.

Il s’agit d’un adolescent « suivi » dans le CMP-CATTP où je travaille : psychotique depuis dans l’enfance sur fond de traumatisme maternel, Jean est vu en psychothérapie, et il fréquente plusieurs ateliers du CATTP. Un jour lors d’une sortie organisée au château de Vincennes par les soignants du CATTP, ce jeune patient y a vécu une expérience délirante singulière. Il tombe en effet, nez à nez sur un panneau où est écrit « retour vers le passé » ; effrayé, il s’enfuit croyant avec force et conviction qu’il serait avalé par le passé.
Nos collègues rapportent ce fait à la thérapeute de Jean, et ce faisant ils le métamorphosent en fait clinique sans en faire du sens comme cela aurait pu facilement se produire. Cette délicatesse de nos collègues a permis à la thérapeute et au patient une mise au travail assez exceptionnelle. En effet, au cours des séances, Jean a pu développer autour de son expérience délirante un travail de fiction sous forme de B.D, ou d’histoires dont la forme obéit à des règles de narrativité très stricte concernant l’emploi des pronoms personnels, des temps, etc. Vous aurez deviné que n’ayant accès à la métaphore, le patient avait donc pris au pied de la lettre cette inscription. Et ce qui est passionnant c’est que cette visite au château de Vincennes a donné lieu à des séances d’une extrême richesse, le patient adressant à sa thérapeute des fictions au présent et au passé narratif, reprenant et transformant l’expérience délirante dans une narrativité qui à chaque séance ne se répétait pas sur le même mode, mais avec une petite différence à chaque fois, où le patient indiquait à son interlocutrice qu’il était soit le patient, soit le narrateur. Cette fiction structurée dans son étoffe narrative, n’était aucunement délirante, mais, et c’est cela qui est passionnant, venait faire tenant lieu de fantasme.

La dimension de la temporalité du passé étant chez ce patient forclose, l’irruption de ce signifiant tempéré par le tact des soignants lui a donné l’occasion dans le transfert diffracté à sa thérapeute et à l’institution de produire une fiction qu’il ne cesse d’écrire : nous voyons encore ici la dimension de la temporalité dans son lien avec l’infini. Récit fictionnel qui ouvre un espace où le passé n’est plus ce trou qui engloutirait notre jeune patient, mais un trou borné par une narrativité qui lui donne du grain à moudre.

Troisième occurrence : Philippe ou le poème comme temporalité

Dernier exemple, pour illustrer comment la temporalité écrite au travers de poèmes et de leur ponctuation permet à un jeune patient psychotique de faire silence sur ses voix, d’échapper au regard et de rompre son isolement en se faisant un nom puisqu’il a pu les publier avec notre concours. Philippe appartient également à ce dispositif de CMP-CATTP décrit pour le patient précédent pour lequel, je ne peux qu’y insister, permet des transferts décomplétés, non totalisants, différenciés : les suppléances mises au travail dans les ateliers, y sont retravaillées sur un autre bord par les thérapeutes, avec un travail de perte entre les deux.
Avant de vous faire entendre le travail poétique à l’œuvre chez ce patient, deux petites citations d’Edmond Jabès :

« Le sens des mots est celui de leur aventure ;
le sens qu’ils accordent – et nous force à attribuer attribuer –
à leur propre éploiement et à leur rature…».

Cette belle phrase, nous fait à rebours entendre comment le signifiant devenu signe s’impose dans la marche lourde et sans appel de l’univocité.

« Un écrivain est à l’écoute des mots qui tracent son avenir ».

Cette deuxième citation vient à point nommé pour indiquer que l’acte d’écriture chez Philippe introduit une temporalité qui permet un certain devenir :

J’écris des poésies de quatre sous,
Pour ôter le licou
Que portent les fous,
Ceux que l’on croit tels

Un autre poème encore, que je vous lis en entier, et qui me stupéfie, poème commencé en atelier et adressé ensuite à sa thérapeute :

La psychose
La psy cause
Petits mots
Pensées en boucles
Cheveu dans la soupe
Sur la langue
Bouchent, bouchonnent
Entonnent
Etonnent
Une rengaine
La semaine
Empêchent la vie
L’air
Diffus
Petits mots parlés
Délivrés
Mâchés
Echangés
Soupirés
Dans le cabinet
Secret
Du psy
La psychose
La psy cause

Je passe la parole à Elsa…

 

Questions de préliminaires…

Elsa Caruelle-Quilin : À Sainte-Anne, nous travaillons donc cette année L’opération clinique. Pour construire ce terme nouveau, nous repartons des textes freudiens et notamment de « Constructions dans l’analyse », un des derniers textes de Freud, 1937, Freud meurt en 1939. Freud pose une équivalence, entre le délire soit la construction du patient et la construction de l’analyste.
Pouvons nous effectivement construire un équivalent au délire, un équivalent qui rendrait le délire en quelque sorte superflu ? Qu’est ce que ça peut bien vouloir dire d’ailleurs, équivalent au délire ? Dans ce texte, Freud précise « la folie n’est pas sans méthode ». La folie n’est pas, comme on l’entend trop souvent, une perte de la réalité, il n’y a pas donc à obtenir la fameuse critique du délire mais à prendre au sérieux sa méthode, sa construction. Puisque le terme que nous tentons de construire cette année à Sainte-Anne est celui d’opération, et plus particulièrement d’opération du praticien face à la psychose, la psychose peut-elle nous enseigner ce qu’il s’agit de construire ?
« Qu’il serait beau d’être une femme subissant l’accouplement », c’est sans doute la phrase qui signe le délire du président Schreber : « Qu’il serait », au conditionnel donc, il serait et non pas il sera beau d’être une femme. Le conditionnel n’est pas un futur déjà écrit, c’est un possible, en ce que, logiquement, le possible est non-advenu. Le possible en ce sens relève d’une temporalité de l’infini, puisque logiquement, quand c’est fini, ce n’est plus possible. En ce sens, Schreber ne construit pas le Tout dont on a trop vite fait de grimer le délire, mais l’infini.
Même les érotomanies les plus cristallisées ne sont pas sans le construire, elles qui reculent à l’infini le moment de la rencontre. Quand l’opération échoue, quand l’infini fini donc, c’est le passage à l’acte. Quand le temps s’arrête dans la psychose, c’est la catatonie, la mélancolie, le syndrome de Cotard. Le temps se fige, l’espace se densifie : nous connaissons tous l’obsession des psychotiques pour les plans de métro infinis, jusqu’à ce que l’espace se close sur lui-même, c’est le délire d’énormité ou de petitesse. La fin du temps, c’est ce que Marcel Czermak a pu décrire comme la mort du sujet. Une patiente vient me voir après une hospitalisation pour ce qu’elle appelle « une accélération maniaque ». Deux ans plus tard, elle construit ce qu’elle fonde comme évènement déclenchant : une cousine par alliance qui a le même prénom et désormais le même nom de famille qu’elle, son homonyme donc, lui fait une remarque désobligeante sur le fait qu’elle ne serait bonne qu’à faire des enfants. Passons sur le contenu même s’il n’est sûrement pas sans intérêt. Ce qui semble plus intéressant encore ce sont, comme nous l’enseigne Freud, les réponses à coté de la patiente durant la séance :
« que je lui serve de miroir, passe encore »… « C’est une image qu’elle a projeté sur moi, une image sans rien derrière »… « Une image ça fige dans le temps, c’est là que j’ai eu mon accélération maniaque. » C’est là, remarquez, l’espace qui surgit à la place du temps, c’est là que se produit une accélération défensive face au temps qui se fige. Le maniaque, dans sa fuite des idées, n’est pas, comme Schreber, sans une tentative de construction de l’infini, même si c’est une construction avortée qui le précipite à l’hôpital. On entend ici, le stade du miroir, où la patiente n’aurait pas pu se retourner : « Une image sans rien derrière ». Le retournement de l’enfant devant le miroir, ce temps mythique du retournement sur soi qui fonde la mémoire humaine, qui fonde la temporalité freudienne, c’est à dire la nôtre, la temporalité de l’après coup, ce retournement sur soi qui fonde le passé donc, n’a pas lieu.

On entend trop souvent que les psychotiques « n’auraient pas fait leur stade du miroir ». A moins de la réduire à un simple déficit, si la psychose ne peut se retourner sur elle-même, comment opère-t-elle dans le temps ? Robert, un patient, dit schizophrène, vérifie sans cesse son image dans le miroir, il est « frappé de coups d’éclair dans le sexe » dès qu’il croise un regard. Il veut se couper les cheveux seul, ce qui n’est pas possible, dit-il, sauf, à mettre un miroir de face et un dans son dos. Comme je lui demande ce qu’il verra dans le miroir, il répond d’abord qu’on verra son dos dans le miroir de face. Je lui demande de « réfléchir » un peu plus (au sens propre, celui du miroir). Il est brusquement saisi, il jubile : « Oh ! C’est impossible! Ca me fait une réflectude à l’infini ! ». L’infini dans la mise en abime des miroirs produit un néologisme, peut-on y repérer la marque d’une opération ? Il est en tout cas à noter, que les symptômes hypocondriaques cessent et qu’il supporte désormais un regard dans le face à face. Y a-t-il un rapport entre la suspension infinie de l’après-coup spéculaire par cette « réflectude à l’infini » et la suspension des coups d’éclairs qui frappaient ce patient dans le sexe ? Cette mise en abîme, c’est peut-être ce qu’on pourrait appeler un stade du miroir dans la psychose, la construction d’un manque anticipé a l’infini, la suspension infinie du retournement devant le miroir.
Les deux miroirs mis en abîme, c’est aussi lui et moi. Le face-à-face entre un psychotique et son analyste, peut-il construire un infini en acte dans le transfert ? En tant que l’infini, logiquement, n’a pas d’après-coup, peuvent-ils construire ensemble une autre temporalité que celle de l’après-coup, que celle du retournement sur soi devant le miroir ?

Il y quelques temps déjà à Sainte-Anne, j’avais parlé d’un petit garçon. Samy, 6 ans, avait hurlé au moment de l’arrêt, au moment de la coupure d’une séance de groupe : « Si c’est comme ça je casse les miroirs ! » Et effectivement, il passe à l’acte, il brise le miroir. La fin de la séance morcèle réellement son image, ce qui n’est pas sans remettre en cause la pratique de la scansion, la pratique de la coupure de la séance, l’opération princeps de l’analyste lacanien.
Quelques mois plus tard, il entre, il va directement au tableau et dessine, comme à la fin de la séance précédente, une sorte de spirale infinie. La séance précédente donc, n’est pas finie, elle continue. Il efface et se met à écrire des opérations.

100+100=200, 200+200=400…Jusqu’à 900
S : « Après 900 c’est fini »
Moi : et après 900 ?
S : Je veux pas dire 1.000 parce que 1.000 c’est beaucoup moi je veux faire pas beaucoup Moi j’arrive à compter, j’arrive que à compter jusqu’à 900
Moi : Après 900 c’est 1000, 10.000, 100.000…
S : Ça continue pas, j’ai fini de le faire.
Moi : Pourquoi vous continuez pas ?
S : J’ai pas envie, les nombres ils continuent jusqu’à 900.
Moi : Vous savez que 1.000, 10.000, 100.000 ça existe.
S : Oui j’ai pas envie de faire 10.000. Ça s’arrête pas les nombres, c’est jusqu’à l’infini je sais, j’ai pas envie de le faire.

Il écrit « unfini » au tableau.

Moi : Qu’est ce que ça veut dire que c’est infini ?
S : « L’infini c’est le dernier nombre. J’ai pas envie de le dernier je ne l’aime pas ce nombre, j’l’aime pas (l’efface du tableau).
Il finira par demander : Si je compte jusqu’à l’infini, après qu’est ce qui va arriver ?
Je lui dit que c’est impossible de compter jusqu’à l’infini, que l’infini est ce à quoi il manquera toujours quelque chose.
Il répond : « Je sais mais je l’aime pas. »

Je passe sur cette intéressante question de l’amour qui émerge là. C’était arrivé, quelques semaines avant qu’un patient me dise : « Si je compte jusqu’à l’infini, après, je serai mort. ». C’est une question logique, entre l’infini et l’après-coup (« après » je serai mort), c’est une question, pour reprendre l’expression de Freud dans constructions dans l’analyse, de méthode. Ca n’est pas sans évoquer la peur des gaulois qui n’osaient pas s’avancer trop loin dans la mer, pour ne pas tomber dans la fin du monde. Mon hypothèse, c’est que Samy n’ose pas continuer, n’ose construire au delà des 900, comme les Gaulois au delà de Ouessant, parce que l’infini précisément n’est pas construit : le délire n’a pas encore fait son travail…
Le délire n’est pas encore construit, nous sommes devant le pré-texte du délire. Quand ça se finit, Samy en a déjà fait la monstration, son reflet dans le miroir se morcelle. Pouvons nous, donc, proposer une construction équivalente, pour reprendre l’équivalence de Freud entre délire et construction de l’analyste, une construction qui suspendrait la nécessité du délire?

Je ne sais pas ce qui m’a pris de faire ça, mais sur le pas de porte avec Samy, j’avais l’impression d’avoir manqué mon coup. Alors, j’ai découpé une bande de papier, j’ai fait une demi-torsion et je l’ai scotchée: j’avais construit ce qu’on appelle une bande de Mœbius. Je lui ai donc donné ma construction, qui est comme vous le savez, la surface infinie la plus facilement appréhendable.
Je lui ai demandé de faire le tour. Il a tracé avec un stylo. Au moment où il s’est retrouvé de l’autre coté de la bande, il a traversé la bande tel un passe-muraille. Alors nous avons ri ensemble de ma surprise (ça, ça compte). Je lui ai dit qu’il était censé respecter la structure de la construction. Il a repris, amusé, son tracé. Quand je lui ai demandé si il savait ce que c’était que cette construction, il a répondu du tac au tac : « C’est un truc de l’infini » (avec tout le trucage peut-être que comporte une construction telle que repérée par Freud en 1937).

Peut-on s’autoriser à entendre le terme freudien de « Constructions dans l’analyse » dans son sens le plus architectural, dans son sens le plus réel ? L’opération est-elle un forçage ? C’est peut- être en tout cas un forage. En 1937, la valeur d’une construction pour Freud ne tient plus a sa vérité historique mais à son effet dans le suite de la cure. Ce qui fait directement suite à cette séance, c’est que la question de l’infini devient une construction du temps dans la séance. C’est à dire que la construction solitaire du patient se joue désormais dans le transfert, dans le temps où l’analyste opère : Il prend les kaplas, quand je lui demande ce qu’il compte faire, il répond « Un truc qui dure, tu vas faire ça », je lui demande « Ça va durer combien », il répond « La séance ». Sa question va se cristalliser sur savoir si une séance ça se finit ou si ça se continue, si ca va se terminer les séances ou si ça va continuer pour toujours, y compris « pendant les vacances »… Ça n’est pas sans évoquer la bascule freudienne de la névrose à la névrose de transfert qui témoigne qu’une analyse a effectivement commencé. Il y a sûrement d’autres constructions que celle de l’infini dans la psychose, le tout par exemple est probablement une tentative paranoïaque, mais l’infini est peut-être ce que nous pouvons construire ensemble.

Pour suspendre, et non pas finir donc, ce travail, je voudrais vous parler d’une jeune patiente qui passe, comme on dit, du coq-à-l’âne, dans un discours rompu par tout objet qui croise son regard et la happe comme un trou noir aspirant le temps et l’espace. Ce jour là, elle fait une construction en séance, un trou en kapla : c’est « pour moi » dit-elle, « ton appartement, c’est là dedans », dans le trou donc. Face à Face, ça dure, longtemps… C’est la première fois qu’elle dure, qu’elle continue, la première fois qu’elle résiste à la force de gravité des objets qui la regardent. Cette expérience d’une continuité, d’une permanence dans le temps, d’un infini potentiel en acte, c’est peut être cela que nous pouvons construire dans le transfert. Quand je lui ai demandé ce que c’était que sa construction, elle a répondu : « C’est du temps ». Elle qui ne cesse de demander dans le transfert si « Il y a du temps ? ». Ce qu’elle dit, je crois, c’est que le transfert, en somme, ne se construit pas dans le temps, c’est que le transfert construit le temps.
Peut-être cela vous arrive-t-il aussi, d’avoir un patient, comme Jean, qui demande compulsivement si « Il reste encore du temps » avant la fin du groupe, sans qu’on entende ce qu’il demande réellement, c’est à dire sans métaphore, au sens propre : « Est ce qu’il reste du
temps » ? A la fin de la séance, il se fige : « on fait statue » « On bouge pas les œils ni la bouche », ce qui n’est pas sans évoquer la catatonie. Un jour, il raconte une histoire : « Les parents sont morts », je lui demande ce que ça veut dire : « Mort ça veut dire qu’il y a plus de temps… Est-ce qu’il reste encore du temps ? ». La fin de la séance s’entend alors dans toute sa crudité. L’arrêt de la séance est un arrêt de mort, la fin de la séance de groupe c’est la fin des temps.

Pouvons-nous ne pas être sourd à ce qui n’a l’air de rien. Il a sûrement dû m’arriver maintes fois de lui dire qu’on s’arrêtait là pour aujourd’hui. Ne pas finir la séance, mais la suspendre, dire plutôt quelque chose comme « Réfléchissez-y pendant ce temps, on continue la semaine prochaine », est- ce une opération clinique ? Faire qu’il reste encore du temps… Cette chirurgie discrète, c’est peut-être ce que Jean Oury a pu appeler la moindre des choses, l’ambiance d’une institution. Ces opérations de continuité, l’air de ne pas y toucher, peuvent-elles construire une durée dans l’institution? Si je vous raconte ce cas, c’est pour être attentive avec vous, non pas tant au contenu de la relation, mais à ce qu’elle construit. Prendre par exemple réellement au sérieux, avec toute la responsabilité que cela requiert, de dire au revoir à un patient psychotique, de dire au revoir à celui qui prend les mots au sérieux, c’est une opération courante, une suture du quotidien. Que répondre à ceux qui nous disent si systématiquement « À demain », même si la prochaine rencontre n’a lieu que la semaine suivante ? Que répondre quand un patient vous demande si « vous habitez là ? » Quel est l’enjeu de la réponse, c’est à dire quel est l’enjeu de la question ?
Les premiers mots de Jean, lors de la première séance de groupe, furent : « Je suis mort ». C’est dire l’effraction de la rencontre qui le tue dès le début. L’infini, c’est aussi ce qui ne commence pas… « Les psychotiques résistent mal au transfert » (Czermak) : L’institution, en diffractant le transfert, peut-elle construire de la durée, c’est à dire un infini en acte quand tout peut faire coupure, la parole évidemment, la discontinuité des regards, chaque pas de porte… La vulnérabilité de ce qui se construit relève d’un tact de chaque instant. La première fois qu’une patiente m’a dit : « Je suis vide à l’intérieur, je sens rien, je sens pas mes organes, sauf mon cœur qui bat », c’était il y a une douzaine d’années, elle avait quatorze ans. « Sauf mon cœur qui bat » : le transfert on l’entend ici, est une opération, à cœur ouvert…
Une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose pourrait être : comment ne pas tuer un patient psychotique ? C’est l’opération que nous tenterons de construire lors de ces prochaines journées à Sainte-Anne.