Traverser la folie – Chapitre XI Lucas Grimberg


Lucas Grimberg
08/03/2024




Ecole Psychanalytique de Sainte-Anne – 08/11/2023
Traverser la folie – Chapitre XI
“Ce que parler fait de nous”

Ce que parler fait de nous est un titre étonnant. En effet, c’est le langage qui fait “nous”, qui constitue les individus de l’espèce humaine comme êtres parlants. Ainsi, comment parler pourrait faire quelque chose de nous ? Comme si nous étions avant la parole, et qu’elle nous amenait quelque part, ailleurs, tout en nous transformant ? Je vous propose d’aborder ce chapitre à partir d’une question, qui est un des fils de ce dialogue entre Hélène L’Heuillet et Marcel Czermak : quelles sont les structures de la parole ? Il y a, tout au long de cet ouvrage, un effort de repérage qui est fait, de repérage des différentes places que creusent les structures des êtres parlants, ceci sur un mode assez renouvelé, probablement parce que cet échange a eu lieu au XXIe siècle. Cette entreprise aboutit à des tentatives de lecture du moment que nous vivons, qui est situé sur une période qui s’étend de la fin de la Seconde Guerre mondiale à aujourd’hui. C’est une des thèses phares de Marcel Czermak : nous sommes dans les suites du nazisme, ceci d’une façon massive, plurielle, et précise. Encore faut-il serrer en quoi.

Quelles possibilités, quelles impossibilités, quels enjeux, quels risques, quelles impasses, quelles tentations, quelles aliénations produisent les structures de la parole ? Et, en quoi cela intéresse-t-il la pratique analytique ? Ou bien, en quoi cela la constitue-t-il ?

Il s’agit donc dans ce livre d’une tentative de dire quelque chose de notre actualité en tant qu’elle s’enracine dans une histoire, et d’en tirer les conséquences pour la psychanalyse. Ceci n’étant pas une mince affaire, car nous sommes dans le brouillard : les limites sont rendues floues. Les limites sont rendues floues, parce que les faits sociaux sont devenus d’une clarté brutale. Le flou n’est donc en fait qu’un aveuglement entretenu, c’est-à-dire une méconnaissance réussie.

Avec Freud et Lacan, partons des trois grandes structures subjectives que sont la névrose, la psychose, et la perversion, et reprenons ce trépied de François Perrier, mentionné à plusieurs reprises dans Traverser la folie, qui vient articuler la structure aux rapports sociaux : devant un névrosé, on peut vite prendre une position perverse, devant un pervers, on peut devenir fou, et devant un psychotique, on est névrotisé. Il y a une sorte de torsion, de mise en rapport des structures les unes avec les autres, qui pointe qu’à partir du moment où nous entrons dans un rapport de parole avec un autre, nous faisons partie, instantanément, d’une structure, qui est la sienne. C’est-à-dire qu’à partir du moment où nous sommes pris dans la parole d’un autre, nous sommes logés au niveau d’une certaine place, qui est concomitante de la structure même de cette parole. Autrement dit, la structure de la parole névrotique ouvre à la perversion, la structure de la parole perverse ouvre à la psychose, et la structure de la parole psychotique ouvre à la névrose.

M. C : “Il y a des gens à qui il suffit de prêter l’oreille pour déclencher l’érotomanie”. Ou encore “Quand on parle, on est tout de suite impliqué. Et quand on a affaire à un pervers, dès qu’on lui a prêté l’oreille, on est pris.”

C’est là que se fait entendre que parler fait de nous quelque chose. Parler fait de moi l’objet de l’érotomanie. Autrement dit : parler fait le transfert. Et donc, nous déplace, nous loge, quelque part dans la structure, au niveau d’une, ou de la place disponible.

Je pense à une remarque de Lacan, dans une déclaration sur France culture datant de 1973. Je le cite : “Il est préférable que l’analyste sache ce qu’il fait. Savoir ce qu’il fait, ça veut dire savoir dans quel discours il est pris, car c’est cela qui conditionne l’ordre de faire dont il est capable.” C’est exactement de ça qu’il s’agit : qu’est-ce que la parole a fait de nous ? Et, partant de là, quelles sont les possibilités, quelles sont les règles ?

Au point où nous en sommes, c’est-à-dire pas encore au niveau d’un acte éventuel, mais simplement dans une tentative de saisie de la structure en question, je poserais la question suivante : quel prix doit-on payer pour assumer le transfert ? Prenons l’exemple du transfert paranoïaque, qui nous met en position d’objet érotomaniaque ou persécuteur. Quel prix doit-on payer pour assumer cela ?

Un point essentiel, souvent peu explicité, est que l’irrésistibilité du transfert dans la psychose ne concerne pas que le patient. Elle peut concerner également le praticien. Le risque d’une pratique avec les psychotiques est que praticien et patient peuvent se retrouver dans une relation purement duelle, folle, à laquelle il est impossible de résister. Ceci est un fait de structure qui concerne la psychose. Et quand cette pente est engagée, ce n’est pas une mince affaire que de s’en dépatouiller, surtout quand ça arrive en cabinet. C’est quand même plus simple en institution de mobiliser quelque chose qui ressemble à un tiers. Dans une telle situation, le prix à payer, c’est le prix de la vie. Faisant Un avec l’autre, nous ne sommes plus. Ce qui n’est ni confortable, ni pertinent pour une pratique, car c’est une impasse de la psychose. Si résistance il doit y avoir, force est de constater qu’il est nécessaire que parfois elle se présente du côté du praticien. Mais là, j’essaye de parler d’un mode de résistance un peu particulier. Ce n’est peut-être pas la même chose que de résister d’emblée à la psychose, et de se fermer ainsi à toute pratique éventuelle, et de trouver une façon singulière d’y résister avec un patient. Il y a dans la structure une place disponible pour la résistance, qui n’est pas forcément une impasse de la pratique, mais qui au contraire peut être un biais. Il serait intéressant de voir s’il n’existe pas des modes de résistance qui soient pertinents dans certains cas, car propices à une sortie ou à un assouplissement du transfert, ceci ayant des effets souhaitables pour le patient. Il faudrait donc travailler les déclinaisons possibles que peut prendre cette formule :“devant un psychotique, on est névrotisé”, pour voir ce qui, là-dedans, se présente comme une difficulté propre à la névrose du praticien, et ce qui, au contraire, peut se trouver opérant. Prix de la vie, ou prix de la résistance donc, au moins sous la forme d’une formation de l’inconscient, ceci réintroduisant l’inconscient comme tiers.

L’essentiel de mon propos est ceci : nous sommes logés au niveau d’une place dans la structure de la parole de l’autre. D’où la nécessité d’un relevé précis des places que la parole distribue, selon la structure à laquelle elle appartient (névrotique, psychotique, ou perverse). Notons que cette démarche n’a pas qu’un intérêt clinique, elle a aussi une portée sociale. Car, si la parole nous déplace, elle peut tout à fait nous donner la possibilité de vivre ailleurs que là où nous sommes subjectivement. De tenir une autre place : on appelle ça dormir tranquille.

Je vais tenter de suivre un fil dans ma lecture du chapitre, en mettant en série certains termes.

H. L’H. : Dans cette histoire liminaire de votre itinéraire de vie et de travail, on voit bien la perversion à l’oeuvre.
M. C : On voit comment chaque citoyen, réduit à son état d’objet, déclassable, interchangeable en fonction des conjonctures de la politique ou du marché, devient cet objet sur lequel sera prélevée une jouissance anonyme, ignorante d’elle-même et à laquelle tous finiront par adhérer au nom d’un bien commun inexistant.

Nous repartons donc de cette question de la perversion, qui serait à l’œuvre, et qui aurait des effets, sur le citoyen, de réduction à l’état d’objet. Le social ne produirait donc plus des citoyens, des individus, mais, des objets.

Un peu plus loin, nous lisons “s’il y a une forclusion de la subjectivité dans nos sociétés, on est morts”. Là, la question du sujet est amenée, ainsi que celle de la mort. Et enfin, pour faire un premier tour, Marcel Czermak ajoute : “Si le comble de la perversion, c’est la nécrophilie, il est clair qu’au moins avec les cadavres, on est tranquille.”

Comme vous l’entendez, ces premiers paragraphes sont très condensés. Une première chaîne signifiante s’articule : perversion – citoyen – réduction à l’objet – forclusion de la subjectivité – mort du sujet – cadavre. Rien que ça.

Alors, qu’est-ce que les effets pervers du social réduisent à l’état d’objet ? S’agit-il du citoyen, de l’individu, du sujet ? Pour reprendre le titre du chapitre, Ce que parler fait de nous, je vous poserais la question suivante : parler fait-il de nous des objets ? La perversion fait-elle voler en éclat l’illusion d’inter-subjectivité ? Ferait-elle voir en clair ce que c’est que parler ?

Je repense à une anecdote que j’avais entendue, concernant Lacan qui, au cours d’une réunion avait dit : “puissent vos analysants vous prendre pour les objets que vous êtes”. Autrement dit : ne vous imaginez pas que, l’inter-subjectivité, ça existe. Il n’y a pas de rapport de sujet à sujet. Il y a le sujet, et ses objets. Point à la ligne. Ce qui implique qu’avoir affaire à n’importe qui implique d’être réduit au rang d’objet. Pour l’autre, nous ne sommes jamais qu’un objet. Mais, quel objet ? C’est peut-être la question. On en revient à cette question des places disponibles dans la structure. Et, d’ailleurs, qu’est-ce que c’est qu’un objet ?

M. C : “Chacun devient cet objet sur lequel sera prélevée une jouissance anonyme, ignorante d’elle-même et à laquelle tous finiront par adhérer au nom d’un bien commun inexistant.”

Objet… de jouissance donc. Un objet est-il ce dont on peut jouir ?

Hélène L’Heuillet poursuit : “La psychanalyse n’arrive pas à passer dans l’esprit public. La place d’un désir de mort dans le sujet humain n’est pas prise en compte”.

Alors, ce qui est intéressant là, c’est que le terme qui vient après le signifiant cadavre, c’est désir de mort. J’essayerai d’en pointer les incidences actuelles car il me semble que c’est quelque chose de crucial, et qui participe de ce que je qualifiais de flou.

Cela étant, j’aimerais d’abord dire quelques mots concernant cette question de la place de la psychanalyse dans l’esprit public. “La psychanalyse n’arrive pas à passer dans l’esprit public.” Est-ce souhaitable que le discours de la psychanalyse passe dans l’esprit public ? C’est-à-dire que, socialement, politiquement, on en tienne compte consciemment ? Je trouve que c’est un idéal qui ne devrait pas en être un. Car, s’il était atteint, cela signifierait que le tranchant, que l’insupportable du discours analytique se serait dégradé. Autrement dit, qu’il n’existerait plus. Au regard des discours qui organisent le social aujourd’hui, notamment le discours de la science et le discours capitaliste, le discours analytique ne peut qu’être mis de côté, voire exclu. La psychanalyse, c’est l’objet (a) des sciences humaines. Ca aussi, c’est de structure.

L’expérience nous montre qu’il est déjà assez difficile pour les analystes eux-mêmes de le soutenir. Un texte comme Le mouvement psychanalytique et l’Association Freudienne, second texte des Passions de l’objet, rend très bien compte de ceci qu’il est rare de voir un analyste soutenir une position analytique dans sa vie institutionnelle, une position qui soit donc organisée à partir du tranchant du discours analytique.

Je cite deux passages des Passions de l’objet : p.41, dans le texte 2 : “Le mouvement analytique manifeste clairement sa marche homogène, solidaire d’avec ce qui se produit dans le monde, de même qu’il s’y subordonne.” Introduction au Texte 4. p.65 “Nous devons constater que, pour l’heure, le milieu psychanalytique n’est parvenu à rien d’autre qu’à produire une caricature de ce que la vie des groupes nous offre de plus ordinaire, voire de plus dérisoire.”

C’est donc bien plus le social qui rentre dans la psychanalyse que la psychanalyse qui rentre dans le social. Une caricature de psychanalyse, à la rigueur, rentre dans le social. Rien de plus. Nous serions inspirés de nous questionner davantage sur les effets du social sur nos institutions analytiques. Par exemple, à quoi cédons-nous quand nous décidons de diffuser la quasi-intégralité de nos séminaires sur Zoom ? Ceci au nom du fait que c’est pratique et que ça permet à certains d’assister aux séminaires sans pouvoir y être physiquement ? Ne voit-on pas que cela va beaucoup beaucoup plus loin que ça ? De quoi parle cette ouverture que nous acceptons à une réalité sans perte ? Tu ne peux pas venir pour telle ou telle raison de la vie quotidienne, ou bien parce que tu habites ailleurs, ce n’est pas un problème, tu ne manqueras rien car il y a Zoom. Il y a quelques années, quand on était pas là, on était pas là, et on vivait avec la perte, avec le deuil que cela pouvait comporter. Aujourd’hui, cette dimension là tend à être gommée. Mais ça n’est qu’une apparence. Car en réalité, c’est la porte ouverte à la plus grande des méconnaissances : si le gommage pouvait vraiment effacer la trace, les producteurs de gomme auraient fait fortune dans le développement personnel ! Venons-en à la dimension du regard. Peut-être que tous ceux qui nous écoutent par l’intermédiaire de Zoom ne le savent pas, mais dans cette salle, nous sommes assis au milieu d’ écrans géants, qui sont disposés absolument partout autour de nous. Il n’y a pas qu’une petite caméra, discrète, qui nous filme pour que ceux qui sont loin nous voient : nous sommes cernés d’écrans géants, très lumineux, qui nous scrutent pendant toute l’après-midi. Comment cela ne pourrait-il avoir aucun effet sur notre parole, sur notre travail ? Un petit exemple amusant : ici, quand il y a un silence dans la discussion ayant lieu après un exposé, nous nous tournons instantanément vers Zoom. Quelqu’un se situant de l’autre côté aurait-il, par hasard, quelque chose à dire ? Zoom vient donc, ponctuellement, boucher notre angoisse émergeant devant le silence. C’est formidable. Et ça va même parfois bien plus loin. A l’ALI par exemple, nous savons tous que cette année le séminaire de lecture du mardi soir de l’Envers de la psychanalyse a lieu en intégralité sur Zoom pour les Parisiens. C’est-à-dire qu’on voit là, très clairement, très précisément, à quel point ce discours informatique, scientifique, technique, vient toucher et transformer le plus intime des rapports humains d’une façon si puissante et si massive, que même quelque chose d’aussi fort que le transfert de travail d’un groupe analytique ne peut pas y résister. Comment peut-on imaginer que cela pourrait être sans effet sur les transferts de travail à l’oeuvre ? Comment peut-on imaginer que, sans venir, la qualité du travail, la pérennité des relations seront les mêmes ? Est-ce une étude de l’Envers de la psychanalyse, ou du séminaire L’Opposé de la Psychanalyse, écrit par Elon Musk ? Qu’est-ce que ça dit qu’un psychanalyste se dise “ce n’est pas la peine de venir, par Zoom c’est suffisant”? Qu’est-ce que ça dit que de proposer à un analysant un premier entretien par vidéo ? Et donc d’implicitement lui dire “ce n’est pas la peine de venir, vous aurez la même chose en restant chez vous” ? Il m’est arrivé une fois de faire l’expérience d’une rencontre par vidéo. Quelqu’un m’adresse une femme qui vit à New-York, qui vient de perdre son père, et qui veut parler à un psy français. Je tombe sur quelqu’un de complètement défait par la douleur de la perte. Je peux vous dire que c’est pas commode de travailler dans ces conditions sans pouvoir serrer la main de cette patiente d’une façon un petit peu appuyée, ou bien en lui mettant une main sur l’épaule à la fin de la séance, façon parmi d’autres de faire jouer le signifiant ‘épaulé’. Et oui, certains éléments de notre pratique et de la vie humaine passent par le corps, et c’est irréductible, que Zoom le veuille ou non. Du coup, au bout de trois entretiens, je lui ai dit qu’il fallait qu’elle se trouve quelqu’un sur place. Toutes ces remarques donc pour pointer que les discours contemporains viennent profondément modifier notre parole, nos liens sociaux, et donc notre pratique, et qu’il est important de les questionner pour qu’une pratique de la psychanalyse reste possible.

Je reviens donc sur la question du désir de mort. Je vous restitue l’échange :

M. C : On voit comment chaque citoyen, réduit à son état d’objet, déclassable, interchangeable en fonction des conjonctures de la politique ou du marché, devient cet objet sur lequel sera prélevée une jouissance anonyme, ignorante d’elle-même et à laquelle tous finiront par adhérer au nom d’un bien commun inexistant. Hélène L’Heuillet répond : “La place d’un désir de mort dans le sujet humain n’est pas prise en compte”.

De quelle mort s’agit-il ? Je vous propose de l’entendre comme un désir de mort de l’énonciation.

Je cite Marcel Czermak, dans le premier texte des Passions de l’objet, Sur quelques points ordinaires de la clinique : “le repos que chacun peut trouver dans les discours déjà constitués n’existe qu’à la faveur de la dispense d’énonciation que ceux-ci procurent.”

Plus loin dans le chapitre sera soulevée la question de la responsabilité. Où commence la responsabilité d’un sujet ? La question est plutôt examinée à partir de la question criminelle, et de l’opposition entre irresponsabilité et innocence, mais je crois qu’elle peut également se poser de la façon suivante : quelle est la responsabilité d’un sujet quant à son désir de mort de l’énonciation ? Je pense à certains cadres, qui passent leurs journées devant des tableaux Excel dans des bureaux situés à La Défense, quand ils ne sont pas au milieu de leur salon en télétravail, qui se plaignent parfois de l’absence de sens inhérente à leur travail (au moins ceux à qui ça arrive d’aller parler). Effectivement, dans le monde capitaliste, ce sont des objets interchangeables. Ils ont à peu près tous les mêmes diplômes, remplissent à peu près tous les mêmes fonctions (selon l’échelon au niveau duquel ils se situent). On les forme à peu près tous de la même façon : ils appellent ça “acquérir de nouvelles compétences”. Beaucoup vivent dans un conformisme extraordinaire. Il n’y a rien qui, sur le marché, les distingue des autres en tant que tels. Mais quelle est leur responsabilité là-dedans ?

Je cite Olivier Lefebvre, un ancien ingénieur qui a écrit un petit livre paru en 2023 intitulé Lettre aux ingénieurs qui doutent. “Ce à quoi s’aliène un sujet, quel que soit son niveau dans la hiérarchie, ce n’est pas tant à un autre individu qui lui dicterait sa conduite, mais c’est essentiellement à lui-même, dès lors qu’il accepte de participer au spectacle, au jeu de rôle, dès lors qu’il consent à incarner les prérogatives du rôle et à s’y conformer, à n’être pas “lui-même” mais à être un autre, c’est-à-dire à être, littéralement, aliéné. Les individus ne sont pas aliénés parce qu’un chef les commande, ils le sont parce qu’ils participent à un spectacle dans lequel quelqu’un est censé commander. De même, le pouvoir ne naît pas tant du fait qu’un individu l’exerce, que du fait que tous, en acceptant de participer au spectacle, signifient qu’ils sont prêts à s’y soumettre s’il devait être exercé. C’est en effet le consentement tacite que chacun donne quand il endosse un rôle dans l’organisation.” Autrement dit, il n’y a aucune fonction, il n’y a que des mascarades de fonction. On fait comme si.

Nous savons avec Freud à quel point les hommes peuvent s’oublier facilement quand ils s’en remettent à quelque chose qui ressemble à une cause, à quelque chose qui peut, de quelque façon que ce soit, leur permettre de se fondre dans la masse. Aujourd’hui, nous disons que les grandes structures sociales du XXe siècle sont en déclin. Le militantisme, la religion, le patriarcat, la famille etc. Tout ce qui pouvait, d’une certaine façon, faire masse au XXe siècle, c’est-à-dire donner un cadre rigide aux individus, opère moins. Opère moins… à ces niveaux-là. Car c’est comme le comportementalisme, vous appuyez sur le symptôme, il ressort de l’autre côté, encore plus fort et insidieux. Il me semble que ce qui permet, aujourd’hui, de trouver un repos subjectif, c’est la possibilité d’une vie conformiste. Tous les mêmes. Ceci étant fortement encouragé, suscité par l’explosion de réseaux sociaux mettant de plus en plus l’accent sur ce qui fait image, et sur la question du sens. Si nous faisons un petit récapitulatif des réseaux sociaux qui ont marqué la société ces vingt dernières années, nous remarquons une évolution qui est très intéressante. Un des premiers réseaux sociaux à avoir été utilisé en Europe par les jeunes s’appelait MSN, il s’agissait d’un logiciel de chat en ligne, les gens s’écrivaient via l’ordinateur. Puis est apparu Facebook, où là, le chat était toujours là, mais on pouvait, voire on devait, se créer un profil, c’est-à-dire mettre des photos, des informations sur soi, des likes, des commentaires. Est venu aussi Twitter : un réseau social mettant en avant l’information courte : 140 signes maximum. Tout propos n’est plus lu qu’à partir de son sens immédiat, n’est plus lu que comme énoncé brut. On ne s’intéresse plus à la pensée de l’autre, trois lignes suffisent pour cerner sa position. Puis, d’autres réseaux sociaux voient le jour, comme Snapchat, Instagram, Tiktok pour les plus jeunes, qui, de plus en plus mettent l’accent sur l’image, le sens, pour peu à peu complètement mettre entre parenthèses la parole. On passe de Msn, où on ne fait que de s’écrire, à Tiktok, où on ne fait que de se voir faire la même chose que tout le monde. D’où ma question : les réseaux sociaux sont-ils un phénomène de masse contemporain ? Qui permettrait à chacun, insidieusement, de se mettre entre parenthèses, pour ne vivre qu’à travers un profil, ou bien des énoncés. Les réseaux sociaux sont-ils une solution à la subjectivité ?

Je cite Marcel Czermak, dans le premier texte des Passions de l’objet : “Chacun ordinairement préfère un maître dont il se plaindrait, plutôt que de reconnaître que cette loi c’était la sienne propre, invoquée comme étrangère, comme loi autre que celle de son désir. Quelle pertinence y a-t-il à se plaindre du mauvais traitement qu’inflige l’autre quand, à formuler à notre place ce que nous sommes, au titre d’une voix du dehors, il ne joue que sur la lâcheté qui fait méconnaître qu’elle n’est que l’écho de notre voix du dedans.”

Le discours capitaliste fait-il du sujet un cadavre ? C’est-à-dire un corps sans sujet ? Qu’est-ce qui, chez chacun, se complait là-dedans ? La psychose sociale augmente le burn-out. Certes. La perversion nous rend pervers. Certes. Mais quelle est la responsabilité du sujet là-dedans ? N’est-ce pas le signe d’une lâcheté massive ?

Ce qui nous amène à la question de la résistance. Comment résister ? Que faut-il pour résister ? demande Hélène L’Heuillet. Un lieu de recel ? M. C “Oui, et une position suffisamment forte pour se permettre de s’y tenir”.

Comment résister ? Comment ne pas complètement entrer dans ce discours ? De fait, nous y sommes inclus. L’exemple de Zoom le démontre. Comment donc, tout en y étant, se préserver des effets pervers de ce discours innommable, qui nous prend ? Discours qui, selon Marcel Czermak, témoigne d’une carence dans la symbolisation de l’altérité, et d’une exploitation de cette carence.

Comment faire donc ? Je repense à un conseil donné par Marcel Czermak dans le premier chapitre, concernant l’angoisse éprouvée devant la psychose. Je le cite : “Devant l’angoisse, la meilleure chose à faire est de se faire une idée de ce à quoi on a affaire. Avancée clinique et avancée subjective vont de pair. […] Il faut accepter d’être inclus dans cette histoire. Le transfert de notre part […] doit être pris en compte si l’on veut que l’angoisse finisse par se dissiper.” Ces préceptes valent quant aux discours contemporains : nous sommes inclus dedans, et pour s’en défaire, et commencer à y résister, il s’agit d’analyser ce comment nous y sommes inclus, ainsi que ce en quoi nous nous en sustentons, dans une solution subjective lâche. Et d’agir en conséquence, en acceptant de payer le prix. M.C : “Quand on sait à quoi s’en tenir, on le paye d’un certain prix. Comment manifeste-t-on sa résistance ? La résistance se solde par de l’hypertension artérielle, des crises d’angoisse, ou des nuits d’insomnie.”. C’est beaucoup moins confortable que la méconnaissance, autre mode de résistance hautement opérant, mais ça a le mérite de rendre l’affaire intelligible. Ce qui peut permettre, à terme, de l’apprivoiser et de l’orienter. Nous retrouvons là les deux modes de résistance que j’essayais de distinguer tout à l’heure : le premier qui est la méconnaissance, le second qui est une résistance opérante car produite par l’analyse.

H. L’H “Autant que de pouvoir trouver un abri, il s’agit pour le sujet de garder un habillage”.

Quelles différences y-a-t-il entre un lieu de recel, un abri, et un habillage ? Dans ces discours contemporains dans lesquels nous sommes pris, manque-t-il la place de la parole ? Manque-t-il la place de l’énonciation ? La simple possibilité de se demander comment trouver un abri marque que ces places sont toujours présentes. Simplement, on fait comme si c’était moins le cas. A quel point les réseaux sociaux impactent-ils la façon que nous avons de nous exprimer ? A quel point les métaphores informatiques rentrent-elles dans la langue et nous transforment en semblant d’ordinateurs ? Manquerait-il un abri pour le sujet dans la conjoncture actuelle ? Ou bien la conjoncture actuelle est-elle un abri 2.0 ? Là où les phénomènes de masse du siècle précédent sont en déclin, chaque sujet irait se conformiser. Façon de rester protégé.

Au début de la seconde partie du chapitre, le dialogue prend un tournant intéressant et complexe. En effet, on passe du rapport de parole avec le pervers ou le psychotique… au rapport de parole avec n’importe qui. Comme si ces deux questions étaient en continuité. Qu’est-ce que c’est que parler à un autre ? A un collègue, à un ami, à un patient. Autrement dit, quels sont les risques de la parole ?

M. C : “On ne sait pas ce qu’on fait. Nous marchons sur des œufs et nous ne le savons pas”.

S’en suivent un certain nombre de conseils pratiques, invitant à la prudence et au tact avec les patients. Des considérations techniques, que nous pouvons relever puisque nous allons travailler les textes de Freud sur la technique psychanalytique, et qu’aussi bien à l’Ecole Psychanalytique de Sainte-Anne, nous nous intéressons beaucoup, je dirais, à la technique de l’entretien.

Quelques éléments techniques donc, que je vais reprendre rapidement.

Premièrement, la pratique de l’analyse est une pratique risquée, car elle engage la parole. Et à partir de là, nous n’avons aucune idée de ce dans quoi nous rentrons. Dans quel discours sommes-nous pris ?

Deuxièmement, la règle de l’analyse “dites-moi tout ce qui vous passe par la tête” est impraticable avec un psychotique. Méconnaître une psychose peut donc amener à une décompensation. M. C : “Je ne connais pas de praticien qui n’ait déclenché involontairement de psychose”. Car, il suffit de prêter l’oreille.

D’où, troisièmement, la pertinence d’une pratique prudente. Prudente, là, ne veut pas dire qu’on ne dit rien, et qu’on ne s’avance pas. Cela veut dire être un peu gauche, un peu maladroit, ne pas taper trop juste. Et faire preuve de tact. Autrement dit, se demander : quoi dire, comment dire, mais aussi : quand dire. On entend quelque chose, qu’est-ce que ça vient dire de nous que cette poussée d’envie de le dire immédiatement ? Rien d’autre qu’un désir de se présenter comme sachant auprès de son patient. Regarde, je sais quelque chose, j’ai entendu ça dans ce que tu dis. Ceci est la conséquence d’une difficulté à supporter l’ignorance sur laquelle la position de l’analyste se fonde, difficulté susceptible de produire un basculement, ponctuel mais pas sans effets, d’une place de supposé savoir à une monstration de savoir supposé.

Cela étant, ce n’est pas tout que de ne pas le dire, ou de se demander quand le dire. Car, quatrièmement, l’inconscient complexifie la question. Marcel Czermak pose le problème d’une façon très délicate : “comment ne pas toucher mentalement à quelque chose ?”. Il pointe là que le simple fait de se le dire, le simple surgissement du savoir en question dans la pensée de l’analyste, a des effets. C’est-à-dire qu’instantanément, quelque chose se transmet. Comment ce savoir se transmet-il ? La question doit s’aborder topologiquement. Pour aujourd’hui, je poserais la question suivante : quelle est l’énonciation d’un silence ?

La troisième partie du chapitre s’intitule Stratégie de résistance : planter son palmier. Nous avons donc vu deux modes de résistance jusqu’à présent : la question de la méconnaissance, qui joue sur la lâcheté et l’envie de repos de chacun, et l’analyse, qui est une résistance à l’ignorance. Une troisième résistance est dressée dans ce chapitre, classique en l’histoire des hommes : le fait de trouver une cause. De mettre quelque chose, ou quelqu’un, à la place de ce qui commande l’affaire. C’est le capitalisme, c’est les musulmans, c’est les chinois, c’est les juifs… C’est les freudiens ! C’est l’autre. C’est toujours l’autre.

Cela étant, et c’est la conclusion de la leçon, qui est malheureusement d’une grande actualité : ne peut prétendre à la place de la cause qui veut.

M.C : “J’irai même jusqu’à penser que le racisme et l’antisémitisme hitlériens ont été, à l’échelle de la nation allemande une forme d’hypocondrie nationale qui imposait l’éradication de ces “objets petit a” qu’étaient les Juifs, les homosexuels et les Tsiganes. Le phénomène n’a pas été étudié sous cet angle. Jusqu’à ce jour, nous restons perplexes devant la nature des faits qui se sont produits, et on n’a donc jamais examiné les faits génocidaires sous l’angle de la volonté de se débarrasser de cet “objet petit a”.”

Comment se débarrasser de l’objet (a) ? Réponse : en se débarrassant de ce qui fait altérité. Le hic étant que sans autre, je ne le sais pas, mais je ne suis plus, car plus rien ne viendrait me permettre de me définir. J’ai besoin de l’autre, structuralement. Car sans lui, mon texte s’effondre. Surtout quand je suis musulman et que l’autre, pour moi, c’est le Juif. L’avantage avec les Juifs c’est qu’ils ont tellement affaire à leur propre altérité qu’ils n’ont pas besoin de grand monde pour se poser ces questions. Pour les plus démunis, il reste heureusement les séfarades.

Quelles sont les figures de l’altérité ? Les êtres coupés. Et donc, les êtres coupables, à entendre dans les deux sens du terme. Les Juifs, les femmes… On peut faire une petite liste. J’ai longtemps pensé, naïvement, que l’antisémitisme avait baissé en France. Que l’objet à évacuer était, tristement, devenu le musulman. Quelle illusion. On entend là ce que ça veut dire que de ne pas avoir la même place dans la structure. J’ai le malheur de passer un peu de temps sur Twitter ces jours-ci. La haine qui s’y déverse est impressionnante. D’où une remarque conclusive, concernant Twitter. Ce réseau social, qui ne diffuse presque que des énoncés, donne parfois le sentiment d’une énonciation absente, car c’est un réseau très affirmatif. Il y a peu de négations : on affirme, on désigne, on pointe du doigt, on s’indigne de. Enonciation absente ? Illusion, là encore. Car l’énonciation en question, c’est la haine absolue. En temps normal masquée derrière de belles considérations passant pour honorables et justifiées, ou bien, comme depuis quelques semaines, dite, déversée, sans limite. Cette haine explose depuis le 7 octobre. Elle déborde sur les murs de notre ville. On l’entend chanter dans le métro. Parfois, elle tue. Cette haine est hautement alimentée par les réseaux sociaux. Ils lui assurent une croissance exponentielle, car ils ouvrent un lieu propice à la dire. Rappelons-nous, avec Freud, qu’une culture ne peut pas exister sans un minimum de refoulement de la haine. Mesurons donc au bord de quoi nous sommes. Car la confrontation à la haine, ça finit par déshumaniser. Même les plus sympathiques.