Rencontre déterminante



Ma rencontre avec Marcel Czermak fut déterminante dans ma vie. J’ai été comme happé par l’intelligence et la vivacité de son propos dès ma première participation à son séminaire du mercredi à Sainte Anne. Il transmettait la clinique structurale avec rigueur, exigence et simplicité, avec une dynamique de travail qui enthousiasmait tous les participants. Incontestablement,  j’ai trouvé dans cette rencontre la boussole clinique qui jusqu’alors me faisait défaut.

Pendant une vingtaine d’années, j’ai suivi assidument, attentivement son enseignement. J’ai été comme dévoré par une soif de travail, par un désir d’apprendre, d’explorer qui m’était inconnue. C’était sans nul doute la marque d’un transfert de travail majeur. Marcel Czermak a contribué à me mettre au travail, jamais dans l’aveuglement d’un transfert à sa personne mais plutôt au sujet supposé savoir dont il occupait la place. Impressionnant par ses remarques précises et sa lecture « chirurgicale » du fait clinique, il ne se complaisait ni en maître sachant, ni en analyste suffisant. Son énonciation à la fois sensible et radicale laissait entendre une forme d’humilité très précieuse au regard de son  savoir clinique et des enjeux du transfert. J’ai rarement entendu un clinicien aussi proche du Réel de la clinique. Comme Lacan l’avait fait autrefois, il s’appuyait sur la clinique des psychoses, mais il serait erroné de réduire son repérage et sa lecture de la clinique psychanalytique à ses seules découvertes dans le transfert avec les patients psychotiques. De son repérage génial de diverses pentes structurales des psychoses, il a beaucoup tiré d’enseignements pour les névroses et les perversions. Marcel n’était pas seulement un psychiatre féru de psychiatrie franco-allemande d’autrefois, il était avant tout un psychanalyste passionné de clinique structurale et « travaillé » par le transfert, son caractère impossible, ses énigmes, ses apories, mais aussi ses potentielles issues favorables, dans les « bons cas », malgré le déterminisme de la structure.

Du transfert à son endroit, il est clair que j’en ai eu. Il a su y répondre, contribuant à plusieurs reprises à ce que je ne cède pas sur mon désir et à me mettre au travail. Je me souviens de cet entretien que j’avais sollicité pour m’inscrire à un groupe du « trait du cas » à son séminaire. Il n’a pas mâché ses mots. Sa réponse fut déterminante : « vous avez raison, inscrivez-vous, si vous voulez éviter de ramer, en vain, sur le sable ». C’est ainsi que j’ai pu franchir une première frontière d’inhibition et commencé à intervenir personnellement, courant le risque de miser sur ma propre élaboration, grâce aussi au travail avec les collègues. Par la suite,  j’ai eu la chance d’être de ceux qui ont élaboré le cas Amanda, ce patient transsexuel qui avait permis à Marcel Czermak d’affiner théoriquement cette pente particulière de la clinique des psychoses. Ce fut un tournant important dans mon cheminement théorique.

J’ai donc eu cette chance de rencontrer Marcel Czermak et de suivre l’enseignement de l’Ecole de Sainte Anne.  J’y ai  beaucoup appris sur la clinique psychanalytique, sur la psychiatrie classique revisitée par une lecture lacanienne. Cette transmission a été et demeure essentielle. Elle constitue l’ancrage majeur de ma formation de psychanalyste avec un retentissement notable sur ma position éthique dans la conduite des cures et dans la transmission de la psychanalyse.

Marcel Czermak ne laissait personne indifférent. C’était un clinicien inventif, inspiré, curieux de tout, un lecteur insatiable, d’une grande érudition, un homme hors du commun, au caractère bien trempé, à la fois intransigeant, au point de pouvoir heurter, et d’une sensibilité à fleur de peau qui témoignait de son humanité profonde, trop souvent enfouie et méconnue. Il pouvait concilier son amour de la médecine, de la neurologie, de la chirurgie, de la psychiatrie, son vif intérêt pour l’expertise psychiatrique, et celui insatiable pour les apports de la psychanalyse. Il avait un souci et une exigence de rigueur dans ses avancées psychanalytiques. Il ne cessait de les mettre à l’épreuve de sa clinique dans son exercice de psychanalyste et dans son maniement du transfert. Jamais  il ne transigeait avec son éthique de la psychanalyse. Son style, bien singulier, était incomparable : une énonciation précise, au scalpel, une écriture ciselée allant à l’essentiel, sans tergiversations, d’une remarquable fluidité, au service de son incroyable capacité à mettre l’accent sur des points de structure déterminants.

Nous lui devons des avancées et découvertes majeures qui resteront à jamais dans l’histoire des élaborations psychanalytiques. Sa disposition subjective à appréhender avec tant de finesse la clinique des psychoses, à partir des élaborations de Freud et de Lacan, nous lègue un éclairage fondamental sur les incidences du caractère non chu de l’objet a. Nous pouvons citer ses découvertes considérables sur l’hypochondrie, le transsexualisme, les psychoses sans moi, la manie, la mélancolie, les paranoïas, les phénomènes élémentaires, le Frégoli, le caractère irrésistible du transfert… N’oublions pas non plus d’autres aspects : en particulier sa lecture éclairée des évolutions sociétales contemporaines et la justesse de ses interrogations sur leur retentissement à l’échelle des subjectivités individuelles. Il a élaboré, dans les années 90, la notion de « psychose sociale » (terminologie de Lacan) et la logique de la ségrégation. Comment ne pas souligner sa facilité incomparable à commenter l’actualité politique avec les outils de la psychanalyse.

J’ai souvent pensé qu’il était au plus près du Réel de la clinique. Il était mû par une curiosité ludique du fait clinique, de l’humain, des mystères et des incertitudes de la vie. Il cherchait à ordonner la structure des faits cliniques et la logique langagière qui dénature l’animal humain. L’excellent livre, très récent, d’entretiens avec Hélène L’Heuillet (un livre qui pourrait être qualifié de quasi-testamentaire) rend compte de cette flamme qui ne cessait de l’animer, de cette curiosité de tous les instants, de ses passions, entre autres, pour les langues, la navigation, la photographie, l’histoire et, bien sûr, la clinique. Son amour pour une culture vivante contribuait à une certaine modestie vis à vis de son travail de psychanalyste. J’admirais son humilité à pouvoir dire son embarras, son désarroi, mais aussi son constat lucide sur le peu de choses que nous savions du Réel de la clinique. Fier de son inventivité, il souffrait de ne pouvoir échapper au sentiment de ne pas être suffisamment reconnu pour ce qu’il avait su formaliser avec autant de précision. Cela l’incitait à encourager ses élèves à rechercher, à explorer de nouvelles voies, à trouver et à élaborer des théorisations inédites.

Marcel Czermak était à la fois intraitable et attachant, intransigeant et tendre, capable de remarques fulgurantes et toujours divisé, ne masquant ni les limites de son savoir de connaissance, ni ses doutes. Il ne pouvait laisser indifférent. C’était un homme hors du commun, un clinicien inventif, toujours sur le métier,  sur le fil de son dire, un psychanalyste extraordinaire comme en témoignaient ses fulgurances singulières, tissées par des années de lecture et d’expérience.

Comme beaucoup, j’ai appris la nouvelle de sa mort avec une très grande tristesse. Il a marqué mon existence. Je garde de lui le souvenir d’un grand bonhomme de la psychanalyse, un homme attachant, tendre, exigeant, peu enclin au compromis et rejetant la tiédeur fade et conformiste.

Cher Marcel, vous m’avez clairement fait entendre une position éthique fondamentale pour un psychanalyste : celle d’accepter de se trouver destitué d’une place de sujet supposé savoir pour que son analysant, mais aussi son élève, puisse faire son chemin, trouve son style, se positionne au plus près de la logique du désir du psychanalyste qui l’anime, quitte à s’éloigner de celui avec qui un tel travail transférentiel a été possible. Vous allez me manquer. J’espère faire bon usage de ce que vous m’avez transmis de l’éthique, du courage et de la responsabilité du psychanalyste.