Présentation de M. Czermak « Traverser la folie »


Hélène L’Heuillet
17/12/2022




Il faut donc partir de l’angoisse, celle de la rencontre première avec la psychose, et respecter l’angoisse, ne pas la fuir. C’est fuir l’angoisse, fermer yeux et oreilles qui est véritablement inquiétant. Le point d’angoisse est ce qui nous reste de subjectivité. Contrairement à la peur, au stress et à l’anxiété, l’angoisse est propre aux êtres parlants. Elle nous révèle le tragique de notre condition d’être parlant. Il n’est donc pas question pour Marcel d’idéaliser la condition langagière. Celle-ci peut même apparaître, dit-il (p. 76), « comme une malédiction ». Mais précisément, c’est la raison pour laquelle, elle ouvre la principale voie d’entrée dans la clinique et dans la pensée générale de notre temps, en nous indiquant les points sur lesquels nous pouvons nous trouver obligés de témoigner d’une résistance. On a tort d’obturer le tragique. On ne peut pas le supporter alors que, comme il est dit dans le chapitre « La psychanalyse et le tragique », il n’y a pas grand-chose de nouveau depuis Sophocle. On peut cependant en rendre compte, à condition de prendre le langage au sérieux et de considérer que ce que le langage fait, il peut aussi le défaire. Je vais développer quelques (trois) remarques à ce sujetqui me semblent des réponses aux questions que j’étais venue poser sur la crise du langage et le rapport perversion/psychose. Ces trois remarques mettent l’accent sur trois aspects de la prise en compte du langage. Deux portent sur sa signification dans la clinique : l’objet a, puis le tact et le transfert. Une troisième sur sa portée pour comprendre l’ordre humain et la folie de l’histoire, passé et présente.

Prise en compte du langage dans la clinique, l’objet a

S’il est une originalité de la psychanalyse dans le champ des « thérapies », c’est la prise en compte du langage. C’est cet effet de réel qui constitue, je crois, notre expérience partagée à la lecture de Freud, puisque déjà celui-ci insistait sur la puissance du langage dans l’ordre humain. Il faut partir de là, Marcel le dit (p. 95), en se référant à Lacan venant en salle de garde enjoindre les internes en psychiatrie à lire La psychopathologie de la vie quotidienne et Le mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient. C’est la base. Tout, chez Freud, tourne autour de cela, justifiant le changement de paradigme de Lacan rendant justice à l’invention freudienne en forgeant pour elle un paradigme plus adéquat, en analogie avec la linguistique structurale. Bien des suites ont été apportées à cela, et doivent encore, si l’on suit Marcel, lui être apportées. La chose la plus importante pour lui est qu’en a résulté une révision de la clinique des psychoses, insuffisante, Marcel le répète à la suite de Lacan, dans le cadre d’une psychanalyse seulement freudienne. C’est cela qui a rendu nécessairel’invention de l’objet a, de même que l’objet a, forgé à l’école de la psychose, permet de repenser la clinique des névroses et la clinique de la société comme de l’histoire. Sur ce point, Marcel Czermak a apporté des contributions décisives. À son tour, il a dégagé les conséquences de l’apport lacanien en montrant qu’une clinique psychiatrique rigoureuse doit s’adosser à cette invention à laquelle fut conduit Lacan à travers l’analyse des incidences du langage, à savoir l’objet a.

L’objet a est en effet ce qui nous oblige à penser autrement (tel est le titre du chapitre V). Par exemple, il nous oblige à sortir du réalisme qui enferme la pensée dans un triple imaginaire : imaginaire de la causalité méconnaissantl’antériorité de la conséquence sur la cause, imaginaire de la correspondance de l’organe et de la fonction méconnaissant le travail nécessaire pour parvenir à celle-ci — quand on y parvient —, ou imaginaire de l’intérêt méconnaissantqu’il y a quelque chose dans la vie qui va à l’encontre de la vie. L’objet abouleverse cet imaginaire puisqu’il n’est pas « posé devant » selon l’étymologied« objet », n’étant ni matériel ni spéculaire, et restant en principe manquant pour un sujet parlant. Marcel insiste beaucoup, pour revenir à ces fondamentaux sur l’objet a, en tant qu’il est une spécificité des êtres parlants et la condition pour habiter le langage en sujet. En effet, comme dans tout système fondé sur la permutation, le langage doit être troué pour fonctionner. Ce « trésor » qu’est une langue, pour reprendre la métaphore de Saussure (Cours de linguistique générale, p. 30) ne peut fournir à un sujet les mots qui le représentent qu’à condition que quelque chose soit tombé dans le discours car « sans un objet qui tombe, il n’y a pas d’intervalle et on ne peut pas parler » (p. 63).

De là, il découle que ce que le langage fait de nous passe donc par une opérationde soustraction et non d’addition. Dès avant la naissance, les mots introduisent le manque dans le circuit pulsionnel. Ce manque ne se confond pas avec la privation ou la frustration, qui sont impossibles à infliger dans les premiers temps de la vie, mais dans une inadéquation fondamentale, dont, en tant qu’être de langage, le bébé fait l’expérience à partir du moment où il quitte l’enveloppe primordiale pour subir la dure loi d’avoir à faire comprendre ce dont il a besoin. L’expérience de l’inadéquation est en effet celle qui nous oblige à nous contenter de satisfactions substitutives. L’empathie pour cette redoutable opération qui se présente au bébé comme un commandement non négociableexpliquerait la tolérance angoissée des parents aux pleurs de leur nourrisson : « On n’ose pas disputer les bébés. Quand le nourrisson réveille ses parents la nuit, ils ne lui disent pas : “Ferme ta gueule !” » (p. 194). Même avoir faim ou soif s’apprend et passe par le consentement aux lois du langage. Faim et soif ne sont des manques déterminés que parce qu’ils sont nommés. Si toute déterminationest négation, le langage permet de déterminer du manque. L’objet a n’est pas flou. Il suit les contours de la détermination, de l’absence, sur le mode du désirmais aussi du déchet. Voilà pourquoi n’étant nulle part, il est partout et pourquoi, en l’absence de noms, il n’existe que du manque indéterminé.

Cette acceptation des lois du langage est aléatoire et demande du travail, mêmesi nous n’avons pas le choix. Elle échoue parfois et ses échecs ne sont pas sans conséquences, puisqu’elle permet de faire une différence de structure et non symptômale entre la névrose et la psychose. Dans la psychose, « l’objet a » n’est pas tombé. Quand le langage n’est pas troué, il devient inhabitable, irrespirable. C’est pourquoi la psychose peut être loquace et produire cet effet étrange et angoissant d’un dire sans fin. Dans le « délire », l’objet a hante la parole, et se met en quelque sorte à parler tout seul. Le psychotique subit aussi la loi du langage mais sans pouvoir tabler sur le jeu des permutations. D’où dans le chapitre III, une forme de classification des psychoses, à partir de l’hypocondrie, « forme minimale de la psychose » (p. 41). L’hypocondriaque nous enseigne ce qu’est cet objet absent et présent partout sans matérialité mais envahissant et capable d’obturer les orifices (p. 40). C’est à partir de là que les autres formes de la psychose deviennent identifiables : le mélancolique s’identifie à l’objet adans sa version de déchet, le paranoïaque est persécuté par des voix hallucinatoires qui lui disent toujours à quelques variantes qu’il n’est « qu’une ordure » (p. 78). Dans l’amour non plus, l’objet n’est pas tombé pour le psychotique. C’est ce qui explique que quand il a trouvé un objet d’amour, il ne puisse plus le lâcher et ne fasse qu’un avec lui (p. 44).

Ce que, grâce à l’objet a, la psychanalyse lacanienne apporte à la psychiatrie consiste donc en l’inanité d’une physiologie qui ne tiendrait pas compte des effets de langage. Si le corps est si important dans la psychose, c’est parce que son fonctionnement n’est pas mécanique mais dépend d’un discours.

Il n’est dès lors pas étonnant qu’à la dégradation du discours corresponde une dégradation du corps, si constatable dans les psychoses et pas seulement hypocondriaques. C’est le langage qui fait que nous « avons » un corps. Ce que l’on entend en effet par « corps » désigne une certaine spécification pulsionnelle telle qu’à chaque orifice du corps soit conféré un rôle spécifique. La psychose nous montre qu’il n’existe pas de coïncidence naturelle de l’organe et de la fonction, et que les orifices peuvent se déspécifier comme montré dans le chapitre IV, sur « Le débat organe/fonction ».

Prise en compte du langage dans la clinique, tact et transfert

Si Marcel Czermak s’oppose à toute approche compassionnelle de la clinique, qui n’est qu’une dérobade devant l’angoisse, le livre montre qu’il ne cède pas sur l’éthique. L’éthique découle de ce que nous venons de dire et repose sur ce que le langage peut ou pas, et sur la façon dont on peut se situer dans l’interlocution. Prendre en compte le langage c’est prendre en compte des places, différentes, et des effets. Cela comporte deux conséquences : le tact et la considération du transfert.

Le tact est selon lui « une question qui mériterait d’être revue » (p. 184). Son champ s’étend dans plusieurs directions. Il est d’abord corrélatif de la prudence du praticien qui doit tenter de saisir assez vite ce qu’il peut dire et à qui. Par exemple, il est singulièrement abstrait de penser qu’une prescription pharmaceutique peut produire seule des effets. Le terme même de prescription, comme le lui a enseigné Daumezon (p. 71), manque singulièrement de tact. On ignore quel effet il peut produire. Mais cela va au-delà. On peut dire que le tact humanise le tragique que met au jour l’expérience analytique, ce tragique qui n’est pas nécessairement pathologique mais qui gît au cœur de l’existence humaine ou de la folie de l’histoire — et qu’on veut ordinairement se dissimuler. L’expérience analytique n’est pas sans risque, rappelle Marcel (p. 82). Elle contient notamment cette rencontre angoissante dont la psychose n’a pas le privilège. Pour cela, il faut du tact. Les bonnes intentions compassionnelles manquent de tact : « La question de la psychanalyse est de savoir quel genre de tact il faut mobiliser pour que le tragique qu’on rencontre dans l’expérience de la psychanalyse et qu’on ne peut pas traiter comme un chansonnier, soit, sinon pacifié, du moins intégré » (p. 200). Le tact est conscience du toucher. Or, psychanalyser, c’est toucher. Marcel rappelle ce qu’il n’existe pas de psychiatrie ni de psychanalyse qui ne « touche » le patient, serait-ce « mentalement ». Il raconte avoir entendu, après le séminaire sur le sinthome, un collègue dire : « Je vais repérer le sinthome pour ne pas y toucher. » et s’être dit : « Comment fait-il pour ne pas y toucher ? » En le repérant, il le touche au moins mentalement » (p. 185). Le tact va à l’encontre de la phobie du contact dont témoignent ces médecins qui ne touchent même plus leur patient du regard, captivés qu’ils sont par l’écran de leur ordinateur (p. 24).

Si le langage est central dans la relation au patient, c’est bien sûr aussi parce que l’outil commun de la psychiatrie et de la psychanalyse réside dans le transfert. C’est là un des apports majeurs de l’enseignement de Marcel qui excède le sous-chapitre qui lui est explicitement consacré. Marcel Czermak a particulièrementmontré la différence entre le transfert dans la névrose et dans la psychose, et donc la nécessité d’un diagnostic structural pour fixer les places. Page 48, dans le sous-chapitre sur le transfert, dans le chapitre III « une clinique de l’objet a », Marcel rappelle cet article « décourageant » de Lacan, « Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » nous disant (je cite Marcel) « Si on n’a pas une idée claire, on rame sur le sable (« ahaner à la rame quand le navire est sur le sable », écrit Lacan). Il faut cependant être modeste : avoir une idée claire n’est pas toujours évident. Mais si on sait repérer les modalités du transfert, différente dans la névrose et dans la psychose, on commence déjà à se désensabler un peu. On voit bien des différences entre le transfert tumultueux et ambivalent des névrosés tour à tour mus par le transfert et résistants à lui, et le transfert irrésistible d’un psychotique, pas divisé dans la confiance qu’il accorde (p. 45), au point de coller et de nous enseigner au passage la différence entre identification et unification (p. 141). Au-delà de leur application thérapeutique, les différentes positions des sujets par rapport au transfert, et notamment le transfert « irrésistible » des psychotiques, nous enseignent aussi ce que le langage fait de nous et comment il peut nous défaire. Là aussi, cela découle de l’objet a, qui introduit une faille au cœur de l’humain qui peut servir d’aspiration à la pulsion de destruction.

Prise en compte du langage dans l’ordre humain, la folie de l’histoire

Si la clinique, notamment celle des psychoses, est une école pour penser l’ordre humain, le social et le politique, c’est qu’elle nous permet de toucher du doigt que le langage est bien plus qu’un instrument à notre disposition pour nouer des relations. Nous en dépendons en effet pour le meilleur et pour le pire. Nous n’avons pas le choix de nous en passer ou non. Il est notre « vêtement » (p. 197). Ce que le langage fait de nous, est, comme dans l’ordre vestimentaire, indéfiniment varié (p. 125). Comme tout tissage, la structuration psychique est une opération et un processus : le langage n’est pas une « faculté » humaine. Comme tout opération processuelle, la structuration psychique a des ratés. Des mailles sautent dans les tissus et ceux-ci comportent un envers et un endroit. Si le langage nous « tricote », nous sommes en partie ce qui, de l’opération, nous échappe. Si le langage nous construit, il peut donc également nous détruire, et pas seulement quand manque cet objet manquant qu’est l’« objet a ». Si le langage est à la fois notre abri et notre enveloppe, il n’empêche pas qu’on puisse être expulsé et dévêtu. Telle est la folie tragique de l’histoire.

Là encore, la psychose met au jour des phénomènes qui se présentent sous une forme bien moins nette chez les névrosés en raison des défenses qu’ils mettent en place contre le langage. Si la névrose assure une forme d’immunité (p. 113) le psychotique est à la merci des mots qu’on prononce autour de lui. Marcel Czermak prend l’exemple d’une femme catatonique sur laquelle StéphanieHergott a fait sa thèse. Hospitalisée en cardiologie pour un accident dont elle se remet aisément, celle-ci meurt après avoir entendu le pronostic létal prononcé sur son voisin de chambrée. Le névrosé, même en partie immunisé, peut parfois aussi être tué, au moins symboliquement, c’est-à-dire « scié ». Et Marcel ajoute : « Il faut aussi qu’existe ce mot qui nous a scié » (p. 75). La vie ne peut pas être « dépourvue d’anicroche » (p. 95). Pas question de croire qu’on peut se déroberdevant la souffrance. Pour qu’un bébé vive, il faut qu’on lui parle et il faut qu’il souffre (p. 69). Il n’y pas de pire souffrance, comme l’enseigne la psychose, que de ne pas pouvoir souffrir. On peut souffrir de ne pas souffrir, car alors on est mort, au moins psychiquement. Cette insistance de Marcel provient de sa juste conscience de ce qu’a produit l’histoire récente, à savoir une destruction de l’humain au cœur de l’humain. D’ailleurs, jusqu’au dernier moment, le livre devait s’intituler « Un mot peut tuer », qui est un fil rouge de tout le livre, mais a paru un peu trop angoissant au directeur d’Hermann.

Marcel a été vivement intéressé à cet égard par le livre de l’historien Johann Chapoutot, Libres d’obéir, Le management, du nazisme aujourd’hui, paru chez Gallimard en 2020, l’année de nos entretiens. Dans ce livre, l’historien retrace le parcours de certains fonctionnaires nazis non jugés et reconvertis dans les méthodes d’organisation des entreprises commerciales. La terminologie inventée constitue une des sources de l’idéologie contemporaine du management. Un même fil relie une logique génocidaire qu’on peut tenir une « volonté de se débarrasser de cet “objet petit a” » qu’incarnèrent les Juifs, et une logique entrepreneuriale qui met les employés en danger sans qu’ils puissent le savoir (p. 188) qui transforme l’hôpital en entreprise (p. 173), l’administration en bureaucratie (p. 214), la médecine en protocoles (p. 115), la science en méthodologie (p. 158-159)… et tout ce qui fait une vie humaine en donnéesquantifiables.

C’est encore « l’objet a » qui nous permet de comprendre ce qu’est la perversion. Le pervers travaille à extraire « l’objet a ». Pour un pervers, autrui est une mine dans laquelle il se plaîtprélever ce qu’il présente comme étantson dû. Pour y parvenir, il peut aller jusqu’à tuer, et cette fois au sens littéral du terme. Le prélèvement s’achève en effet avec la mort du prélevé. La jouissance perverse est jouissance de l’inanimé. Si le comble de la perversion est la nécrophilie : « le cadavre peut être une variante de l’objet petit a » (p. 178). L’opération d’extraction réussit d’autant mieux qu’elle se réalise à l’insu de celui qu’on exploite. Voilà pourquoi le pervers est souvent manipulateur. Marx a mis au jour la grande manipulation qui se trouve à l’origine du capitalisme. Celui-ci repose sur une technique de prélèvement, celle qui consiste à extraire du processus même de travail le surtravail dont le résultat est la plus-value. Le capitaliste est celui qui a trouvé le moyen de faire de travailler pour lui des personnes qui croient travailler pour elles-mêmes. Comme toute manipulation perverse, cette logique est absurde si on a un tant soit peu conscience de notre finitude, rappelle Marcel Czermak : « Les cimetières sont pleins de corbillards qui sont accompagnés de coffres-forts qui n’ont servi à rien. Cette accumulation du capital ne sert à rien. C’est peut-être une façon détournée de prélever sur l’autre ce qui, aux yeux, du préleveur, ferait valeur. L’équivalence freudienne “fécès, pénis, argent” correspond au prélèvement corporel sur l’autre, et cela entraîne cette sauvagerie du capitalisme » (p. 121). Si on inverse la cause et la conséquence, il faut dire que la perversion n’est pas la conséquence d’une pseudo-nécessité de prélever l’objet a, mais sa cause.

Sur le plan clinique, un des effets de la perversion est la position psychotique. Devant la perversion, on est gagné par le sentiment de devenir fou. Marcel déclare qu’une de ses boussoles fut cette remarque de François Perrier : « “Devant un névrosé, on peut aisément prendre une position perverse ; devant un pervers, on a vraiment l’impression qu’on peut devenir fou ; et devant un psychotique, on est névrotisé.”» (p. 26). S’il y a des perversions dans le social, on doit donc aussi pouvoir identifier une « psychose sociale », effet de position devant la perversion. Dans un social pervers, où prévalent des contrats pervers et des escroqueries, on est forcément mis dans une position psychotisante mêmesans être psychotique. Telle est la forclusion du sujet réalisée dans le discours et les pratiques communes. Par exemple, le vocabulaire du fonctionnement et du dysfonctionnement, en prenant la place d’une terminologie de l’erreur ou du faux-pas, a pour effet d’éjecter le sujet de lui-même. Il n’est pas étonnant que dans le discours contemporain, le sujet ne se dise plus « je etc. » mais « mon cerveau etc. ». Marcel Czermak pointe que : « Désormais, quand quelqu’un fait un lapsus, on lui dit : “Tu dysfonctionnes”. Un lapsus n’est pas un lapsus mais un dysfonctionnement » (p. 151). Mais si un lapsus révèle seulement « une mécanique qui n’a pas marché comme elle aurait dû », alors c’est l’imputation même d’un dire à un sujet qui est compromise. Et quand c’est le cas, on ne comprend plus rien à rien, et le langage ne signifie plus rien. Nous en sommes à une réification psychotisante de l’humain qui constitue l’effet de la relation perverse induite par le social sur un être parlant. Le problème aujourd’hui n’est pas tant le déferlement pulsionnel que l’arrêt de la pulsion. Or, cet arrêt, qui nous met en mode automatique, nous livre au surmoi archaïque qui nous ramèneà l’ordure.

La psychose sociale se caractérise par une véritable « novlangue ». « On est en plein dans un univers à la Orwell » (p. 151). Une novlangue est une langue dans laquelle l’objet a n’est pas tombé. Or, une novlangue accompagne toujours l’émergence d’un totalitarisme. Comme dans 1984, nos sociétés sont fondées sur la surveillance. La psychanalyse nous apprend à en repérer l’effet sur les sujets. Pour Marcel Czermak, il en résulte un nouveau surmoi spéculaire, qui renvoie à la dimension la plus cruelle et la plus archaïque du surmoi, celle qui, comme dans le délire psychotique, nous assigne à une place du déchet. Il n’est pas étonnant que les imagos, ces images démultipliées des moi que nous sommes, nous envahissent au point de concentrer sur elles presque toute l’activité communicationnelle. Instagram et Snapchat relèvent de la même logique que le crédit social chinois : « Le bon citoyen sera quelqu’un qui ne se fait pas remarquer, qui fera exactement comme tout le monde » (p. 150).

Le nouveau totalitarisme que nous permet de décrire une clinique lacanienne est un monde psychotique, car c’est un monde dans lequel l’objet a n’est pas tombé, et donc dans lequel les humains sont intégralement explicables, prévisibles, et labellisés conformes. C’est un monde sans faille, sans erreur, sans contingence — ce qui est une définition de la paranoïa (p. 102). Pour ceux qui résisteraient, des moyens adéquats sont mis en œuvre. Sur ce point encore, le présent sait bien s’inscrire dans la filiation du nazisme. Il est facile de détricoter ce qu’on se donne tant de mal à tricoter : « Les stratégies de déshumanisation sont connues des interrogateurs professionnels. Ils savent comment défaire quelqu’un. Ils défont en disant : “Tu n’es qu’une merde, on va te crever les yeux, on t’arrachera les ongles, on liquidera tes enfants” (…) Ils défont ce qui a été si difficile à faire. Ils détricotent » (p. 200).

Cela comporte en effet cette autre conséquence, éminemment tragique, que la subjectivité, quand elle n’est pas forclose, existe si fréquemment sur un mode pervers, qui lui-même etc. Quand j’ai fait cette remarque, Marcel p. 106 m’a renvoyé à son article des Passions de l’objet sur « La perversion dans la vie des groupes ». Je crois qu’on en sait tous quelque chose.

Conclusion

Traverser la folie est une boussole car Marcel nous donne une leçon de courage. Le courage se comprend aussi à partir de l’objet a car il « implique la dimension de la perte » (p. 77). Un psychanalyste doit faire preuve de courage (p. 68). C’est une boussole, car consentir à la perte, c’est se rendre capable de partir. Pour prendre un peu de large, il convient d’abord de « se clarifier la cartographie » (p. 136). Je conclus en lui laissant la parole. Lui demandant ce qui nous accroche dans la psychanalyse, il répond : « Il y a quelque chose de l’envie de partir, comme les marins pour qui l’essentiel est de partir et pas forcément d’arriver. Il n’est pas sûr que l’important soit d’arriver. La psychanalyse impose de penser autrement » (p. 136).

École Psychanalytique de Saint-Anne 12/10/2022