M. Czermak « Traverser la folie ». Une lecture fragmentaire


Nicolas Dissez
03/08/2023

Lecture


Mon intervention va concerner moins la lecture du chapitre V qu’une traversée de Traverser la folie, jusqu’au chapitre V, en reprenant le mouvement de ces différents temps d’échanges avec Hélène L’Heuillet pour arriver jusqu’à cette formulation « Penser autrement » qui constitue le titre de ce chapitre. Il y a en effet, dans le format de ce livre, plus qu’une succession d’entretiens disposés en chapitres, une progression qui rend compte de la position d’un analyste. Le livre de Marcel Czermak, plus qu’un traité éclairant le champ de la folie, peut être lu comme un ouvrage consacré à la position de l’analyste. Il rend compte des modalités dont la rencontre de la folie, à condition, d’en appréhender les enjeux, d’en assumer les conséquences dans son existence même, peut conduire à occuper une position analytique comme telle.

Le propos de Marcel Czermak révèle ainsi une adéquation entre la position subjective de celui qui parle et la théorie qu’il déploie. C’est en quoi cette forme d’un ouvrage d’entretiens qui constitue ce livre lui permet de dépasser une simple dimension d’enseignement, il interroge sur ce qui est véritablement transmissible de la psychanalyse. Bien que se présentant sous la forme de questions et de réponses, l’ouvrage ne constitue pas un vrai dialogue, ou bien il est un vrai dialogue au sens où il démontre l’impossibilité de tout dialogue. C’est aussi en quoi la comparaison proposée par Hélène L’Heuillet avec l’enseignement socratique trouve ici sa justification, même si elle est balayée d’un revers de main par Marcel : « Vous me charriez ! »

Parce qu’il a été publié peu de temps avant la mort de Marcel Czermak, parce que nous le lisons peu après sa disparition, ce livre pointe cette position de l’entre-deux mort qui est peut-être au cœur de la position de l’analyste et qui exige un courage spécifique. C’est la possibilité d’occuper cette place qui compose probablement l’enseignement essentiel du livre. Traverser la folie constitue ainsi une illustration du lieu où peut nous mener une analyse dans le meilleur des cas, qui est aussi bien le pire, je tenterai de m’éclairer là-dessus. Il ne s’agit pas ici de faire, dans le fil de l’œuvre de Platon, une Apologie de Czermak, il s’agit bien plutôt de souligner combien la position mobilisée par Marcel Czermak, si elle se caractérise par un courage certain, s’initie dans son parcours d’une fêlure, d’une faille assumée dont sais rendre compte le premier chapitre de Traverser la folie, chapitre qui constitue un retour inédit sur le parcours de son auteur.

Nous n’avions pas initialement souhaité, dans la lecture de Traverser la folie à l’École de Sainte-Anne, proposer de séance de lecture consacrée au premier chapitre, par pudeur peut-être, mais la pudeur est-elle un outil analytique ? Ce chapitre n’en a pas moins été voulu par Marcel Czermak et Hélène L’Heuillet pour des raisons qui sont, elles, essentielles et analytiques. Ce chapitre s’appelle, Un commencement, il rend compte des modalités dont Marcel Czermak a pris en compte les enjeux, dans son existence, de cette dimension du tragique. Vous savez combien ce registre est emblématique de la clinique du syndrome de Cotard comme au cœur de toute psychose est également celle qui donne les clefs de la position de l’analyste, lorsqu’il sait conduire l’analysant au terme de son travail analytique.

Ce premier chapitre peut être lu comme un enseignement de ce que l’on peut attendre d’un psychanalyste qui saurait ne pas négliger l’enseignement des psychoses. Les enjeux structuraux essentiels d’une vie sont ici mis au service d’une lecture authentiquement analytique du champ des psychoses, à moins que ce ne soit l’inverse puisque ces enjeux structuraux d’un parcours de vie sont constamment lus par le biais de la clinique des psychoses qui fait parler en clair ces éléments de structure. Ces enjeux sont déclinés au fil de ce chapitre d’allure autobiographique : il y a la dimension du tragique chapitre intitulé Enfant de la guerre. Il y a la question de ce que c’est qu’un père, un père que son fils n’a rencontré qu’à un âge déjà avancé, nous confie Marcel Czermak.

Un des premiers article analytique écrit par Marcel Czermak, sa première intervention à l’École Freudienne de Paris, concernait le déclenchement des psychoses. Je vous en restitue les premières lignes : « Un petit garçon de trois ans, voyant un jour un homme arriver qui revenait de captivité, demande : “Qui c’est celui-là ?” Il s’entend répondre : “C’est ton père. Un père cela ne tombe pas du ciel !” Pour le patient en question son père était littéralement tombé du ciel lorsque son fils l’avait rencontré pour la première fois, occasionnant vingt ans plus tard le déclenchement de sa psychose. Vous lirez le parallèle entre cette situation, celle de ce patient et sa propre situation, décrite par Marcel Czermak dans les premières pages de Traverser la folie. Ce qui permet qu’un père cela ne tombe pas du ciel, y compris en parachute, c’est l’arrimage à un nom, repère structural essentiel.

Au titre de ces enjeux essentiels d’une existence, on lira également ici le caractère essentiel de l’inscription dans une langue et ses effets subjectifs, le Yiddish, le portugais, le Guarani… mais également la liberté de s’autoriser d’inviter tel ou tel, Lacan en l’occurrence, à l’internat de Sainte-Anne, au-delà des règles en vigueur… Enfin la valeur centrale de la rencontre spécifique avec la folie et ses effets d’angoisse.

On peut mesurer ici la distinction de l’angoisse provoquée par la folie et l’angoisse d’affronter sa propre disparition. Si la situation d’aller réaliser des examens médicaux dont on sait que le résultat peut déterminer un pronostic défavorable a de quoi nous angoisser, l’angoisse provoquée par la rencontre de la folie, celle du patient mélancolique en premier lieu, est d’un autre registre. Lorsque l’on demande à des praticiens d’expérience de relater leur première rencontre avec la folie, la rencontre marquante avec un patient, c’est très souvent d’un patient mélancolique dont ils font état. Ces deux registres de l’angoisse sont peut-être des modalités de rencontre avec la mort mais il ne s’agit pas de la même mort. Il y a bien là deux registres distincts, comme l’expression « entre-deux morts » l’indique. La seconde mort, celle que nous rencontrons dans l’angoisse suscitée par la mélancolie, c’est bien celle qui mobilise, en arrière-plan, la question de notre désir. C’est cette angoisse-là qui peut justifier d’accueillir quelqu’un en analyse, parce qu’elle engage la question de son désir.

Le premier chapitre de l’ouvrage se conclue sur cet espace de l’entre-deux morts et les modalités dont il ne manque pas, curieusement, de susciter un sentiment d’étrange beauté, celui par exemple qui est mobilisé par les statuettes présentes dans le bureau de Marcel Czermak. L’étrangeté de ces statuettes pourrait susciter l’angoisse comme plusieurs patients reçus par Marcel Czermak en présentation avait pu lui indiquer mais elles pouvaient également engendrer une fascination comme un sentiment de beauté, autant de sentiments peut-être pas si éloignés les uns des autres.

Le chapitre V s’intitule donc Penser autrement : je me suis demandé ce qui faisait la résistance spécifique à ce qui est proposé dans cet ouvrage. Nous considérons souvent, lorsqu’une pensée nous échappe, que c’est par trop de complexité, que nous manquons de la finesse ou de l’intelligence nécessaire à saisir ses enjeux. Il me semble ici que c’est plutôt la simplification opérée par Marcel Czermak à laquelle nous résistons. L’élaboration lente et progressive de la notion d’objet petit a au fil des années de séminaire de Jacques Lacan peut en effet nous paraître complexe et aride, mais une fois cette notion posée, son usage opère dans la clinique et dans la théorie une profonde simplification. Elle vient aligner les enjeux essentiels d’une existence et les traits saillants de la clinique des psychoses. Je vous propose de mesurer au fil de ces pages combien c’est cette simplicité qui paradoxalement nous fait horreur, celle dont nous ne voulons rien savoir.

Un exemple parmi d’autres extrait du chapitre IV : « On peut être meurtrier sans même y faire attention » lui propose Hélène L’Heuillet.  « Sans le savoir. En passant. Pourtant on le sait par la littérature par l’Histoire. » précise Marcel Czermak. Nous pourrions compléter : Nous pourrions le savoir en premier lieu par le tragique de notre propre histoire… Marcel Czermak poursuit : « La plupart de nos collègues qui veulent se mêler de psychanalyse vont devoir assumer le fait que, soi-même, on puisse être involontairement meurtrier. »

C’est le fil rouge de l’ensemble de l’ouvrage, me semble-t-il, le souci de prendre la mesure du tragique, de l’intolérable, de « l’impossible à supporter », pour reprendre la formulation de Lacan, dans sa propre existence pour en accepter les enjeux cliniques dans le parcours des patients qui acceptent de se confier à nous. Je cite Traverser la folie : « Pour qu’une analyse soit possible pour un patient, il faut un analyste spécialement courageux mais savons-nous ce qu’est le courage dans la psychanalyse ? » La clinique des psychoses met au premier plan cette dimension du courage, d’une vie de lutte contre l’adversité et des conséquences définitives qui se payent au prix fort, de ce défaut de courage, du fait de baisser les bras.

Cette dimension du tragique constitue un fil rouge de ces entretiens. Marcel Czermak y ramène sans cesse, dans son existence, dans les modalités dont la clinique des patients psychotiques nous y confronte –  nous y convie peut-être, puisque c’est cette rencontre qui a fait de Marcel Czermak un analyste –, dans les modalités dont l’histoire et le social nous y ramènent dans leur brutalité. C’est cette dimension du tragique dont le névrosé semble étrangement immunisé, Charles Melman définissait la psychose comme une perte de l’immunité à l’égard du langage, ici, c’est bien la névrose qui immunise contre cette dimension du tragique, c’est le névrosé qui se refuse à en identifier le caractère central dans son existence, qui s’en détourne régulièrement quand il y est confronté.

Ce registre du tragique dans sa proximité avec la dimension d’une beauté qui nous déroute peut prendre des formes apparemment plus anodines mais qui pourtant nous sont insupportables, comme le fait d’accepter qu’un propos puisse être absolument sans métaphore. Joy Sorman avait su ici nous le rappeler, il y a 15 jours, à la faveur de la réponse d’un patient qui sortant de la chambre d’isolement indiquait à son psychiatre : « Je suis la viande vous êtes le couteau » et qui, quand ce praticien lui demandait : « Qu’est-ce que vous voulez dire ? » lui répondait : « Si j’avais voulu dire j’aurais dit ! »

Cette dimension du tragique, il s’agirait de la définir, ce à quoi Jorge Cacho s’est attaché dans son intervention à San Sebastián, pour indiquer qu’elle constituait le bord commun de la position de Sade et d’Antigone. Marcel Czermak la retrouve dans les tableaux de psychose dont il a renouvelé la lecture : le syndrome de Cotard et « la mort de la mort » qui le caractérise selon l’heureuse formulation de Stéphanie Hergott, l’analgésie douloureuse, cette douleur de ne plus rien ressentir qui est probablement la plus grande des douleurs, la perte de la vision mentale qui marque le maintien du fonctionnement l’organe de la vision mais sa désaffection par tout possibilité désirante…

La surprise qui peut-être la nôtre c’est de constater combien ces traits saillants de la clinique de la mélancolie constituent socialement des idéaux. L’immortalité semble en effet constituer l’objectif ultime des adeptes d’Elon Musk réunis dans la Silicon Valley, le vœu de ne plus souffrir de rien, de pouvoir être protégé des aléas de l’existence, constitue en même temps le rêve le plus courant des névrosés et la conjoncture la plus tragique de l’existence par exemple lorsque, dans la psychose elle trouve sa manifestation la plus concrète par le biais de l’anesthésie affective. C’est à cette aporie, à cette pointe extrême du désir poussé dans ses retranchements que peut pousser une analyse. C’est aux conséquences de ce paradoxe auquel conduit une analyse poussée suffisamment loin qu’est convié l’analyste. Traverser la folie c’est prendre la mesure de ce constat face auquel chacun ne peut que se positionner sur un mode singulier que ce qui lui est vital, son désir, ne peut le conduire qu’au pire, qu’il n’y pas de vie humaine sans présence de la mort, que – comme dans au-delà du principe de plaisir – pulsion de vie et pulsion de mort ne sont rien l’une sans l’autre, qu’elles coexistent, voire qu’elle ne sont peut-être qu’une seule et même chose.

C’est cette dimension du tragique qui impose à l’analyste – comme à Sade et comme à Antigone – une éthique qui n’est pas celle des convenances habituelles, de la loi commune, et qui peut le conduire à une certaine inconvenance de la pratique. A l’instar d’Antigone, « l’analyste peut être conduit à des actes officiellement répréhensibles mais qui tomberont juste – quitte à se faire sanctionner. » Cette position tragique est aussi celle de Socrate. Cette dimension elle est ce registre dont l’analysant ne veut fondamentalement rien savoir, celle contre laquelle il s’érige en permanence, contre laquelle il se dresse dans un « Plus jamais ça ! » C’est cette dimension du tragique dont l’analyste n’omet jamais de cerner la valeur centrale dans nos existences, y compris dans sa pratique, dans son interprétation et sa violence puisqu’ « un mot peut tuer et qu’il faut vivre avec cela. Il faut aussi qu’existe ce mot qui nous a scié. »

Cette dimension du tragique est donc au cœur de la clinique de la mélancolie, elle marque définitivement le praticien qui la rencontre. Elle le marque puisqu’elle le confronte avec cet insupportable qui l’horrifie et l’anime tout autant. C’est ce tragique que la psychiatrie depuis toujours peut-être s’acharne à réduire à un biologisme, ou une hérédité inscrite dans les chromosomes, en dépit de tous les échecs de la recherche en génétique depuis des décennies. La position de la science est en effet examinée au cours de ce chapitre V. Les dites neurosciences constituent peut-être cette tentative moderne – il y en a eu d’autres au cours de l’histoire – de démontrer que la folie n’a rien à nous apprendre, que le tragique de toute existence est réductible à un destin biologique ou chromosomique là où le mélancolique comme Œdipe nous assènent d’une même voix : « J’aurais préféré n’être jamais venu au monde ». Ce que l’on pourrait reformuler : « À être allé au bout de mon désir j’ai rejoint cette place-même du tragique : celle après laquelle chacun semble courir en méconnaissant qu’elle est invivable comme telle. »

Les dernières phrases de ce chapitre V sont aussi bien un rappel de ce que son parcours personnel, avait enseigné à Marcel Czermak et dont la science ne peut rien dire en tant que tel : « La psychanalyse en effet s’occupe des rebut, de ce qui n’est pas prévu, de ce qui n’est pas inclus dans la science, (…) la science n’a pas à dire à un homme ce qu’est une filiation, un courage, une généalogie, un enthousiasme, un faux pas. » – On pourrait ajouter un nom propre, le tragique d’une existence – « Ces termes sont quasiment indéfinissable mais ils désignent ce autour de quoi tourne la vie humaine. Ce qui est au cœur de notre vie la science n’a rien à en dire. »

Je ne souhaiterais pas m’interrompre sans avoir souligné que la prise en compte de cette dimension du tragique dans nos existence est compatible tout au long de ses entretiens avec un humour, une gaieté, un enthousiasme dont la dimension est peut-être paradoxale mais est essentielle. Vous en avez ici le souvenir, le mot d’esprit, l’anecdote stimulante, la dimension comique sont des traits qui caractérisaient l’énonciation de marcel Czermak, celle qui résonne encore dans les murs de Saint-Anne et dont ces entretiens, recueillis grâce à l’heureuse initiative d’Hélène L’Heuillet, savent témoigner.