La psychose sociale. Lecture de l’ouvrage de M. Czermak « Traverser la folie », chapitre VI


Stéphanie Hergott
27/07/2023




En préambule, je voudrais rappeler que l’un des fils rouges de ce livre est l’accent mis sur l’articulation opérée entre faits cliniques individuels et sociaux.

Marcel Czermak a élaboré sa vie durant ce qu’était un fait clinique et ce concomitamment d’une double prise.

D’une part, le repérage cartographique de faits de folie individuels. Qu’on se rappelle Les jardins de l’asile et ses questions de clinique usitée et inusitée, ou encore son art de collecter des pièces oubliées, ravalées au rang de vieilleries ou méconnues, et dont la valeur doctrinale majeure viendra remanier et enrichir la clinique et la doctrine des psychoses, pour finir par forger une clinique lacanienne, pour ne pas dire czermakienne, des psychoses.

D’autres part, il a opéré dans notre social en sa modernité une lecture structurelle similaire.

Cette série d’entretiens déplie ainsi nombre de faits contemporains relevant soit de l’actualité la plus immédiate (mouvements sociaux, pandémie de Covid, féminisation de la langue…), soit de la montée en puissance de tendances à l’échelle mondiale (écologie, populismes, place de la science…), mais surtout du repérage d’un certain nombre de remaniements à l’œuvre dans la vie publique et dans la vie des groupes (dénigrement de l’autorité au profit d’un autoritarisme soft, inflation réglementaire et administrative, protocolisation et évaluation de nos vies, société de la transparence, climat de suspicion généralisée…).

Ces traits regroupés sous l’articulation du couple conceptuel de psychose sociale et de perversion généralisée viennent ainsi rendre compte d’un type de détricotage de notre vie publique et du pacte social qui autorisait sa relative pacification, détricotage affine de celui prévalant dans le champ des grandes folies.

Ils viennent aussi rendre compte de l’emprise sur les parlêtres du discours courant.

 

Dans cette leçon, la sixième, c’est précisément la question de cette articulation entre perversion et psychose sociale qui est abordée, mais selon une modalité plus historique et personnelle, ce qui est assez rare à l’exception notable du premier dialogue.

Pour déplier plus largement en théorie les questions soulevées dans cette leçon, on pourra se rapporter aux trois premiers chapitres de Patronymies : « Au service du maître », « Délinquance » et « Actualités et limites de la paranoïa » qui sont en fait l’amplification d’un article paru dans Le Monde Diplomatique et dans le Bulletin freudien n°30 de septembre 1997 et intitulé « Peut-on parler de psychose sociale ? ».

Mais ce qui caractérise cette leçon, outre sa brièveté, c’est donc qu’on y a affaire à un type d’entrelac entre la grande Histoire, enfin essentiellement celle des grands massacres, génocides et crapuleries de masse, et l’histoire familiale de Marcel Czermak marquée par l’entreprise génocidaire nazie du peuple juif en Europe et tout particulièrement en Pologne.

On connaît tous l’érudition et l’immense intérêt de marcel Czermak pour l’Histoire, pas seulement celle de la France ou de l’Europe de l’Est, mais pour celle du Monde et je me souviens qu’à l’occasion d’un colloque au Chili, il avait marqué l’auditoire par son savoir sur leur propre histoire que bien souvent eux-mêmes méconnaissaient.

Alors dans ce chapitre, il est beaucoup question d’Histoire et selon des sources qui ne sont pas des plus académiques puisque, à l’exception de Philippe Sands avec Retour à Lemberg, c’est de polars qu’il nous parle. Pas n’importe lesquels bien sûr, ce n’est pas Miss Marple qui l’intéresse, mais le capitaine Bernie Gunther du bureau des crimes de guerre, mandaté par Goebbels, enquêtant sur le massacre de Katyn. Les ombres de Katyn est le récit scrupuleusement documenté de l’enquête internationale menée en 1943 dans les immenses fosses communes découvertes en 1941 par les allemands lors de leur avancée vers l’est dans la forêt de Katyn et dont les conclusions, sans appel, furent que des milliers d’officiers polonais, hostiles à l’idéologie communiste pour l’essentiel, avaient été exécutés par la police politique de l’Union soviétique (le NKVD), conclusions évidemment démenties par l’URSS jusqu’à la reconnaissance par Gorbatchev en 1990 de la responsabilité soviétique.

Dans La paix des dupes, Philip Kerr revient sur ce massacre et plus particulièrement sur l’atout  qu’il représenta pour Hitler dans ses négociations avec les alliés afin de discréditer les soviétiques.

Juste quelques mots de Romain Slocombe qui crée le personnage récurrent de l’inspecteur Léon Sadorski, collaborateur et antisémite patenté, dont les enquêtes dans le Paris de l’Occupation puis de la Libération, ici encore très documentées, donnent le ton, désabusé, d’un moment historique et sociétal où compromissions, opportunisme, veuleries diverses et retournements de vestes pullulent.

Plus sérieusement, je m’arrête un peu sur Retour à Lemberg dont je vous recommande la lecture. Marcel Czermak évoque comment ce livre, s’il avait pu le lire à 15 ans, l’aurait profondément aidé.

Je vous cite la quatrième de couverture qui résume bien le contexte général :

« Invité à donner une conférence en Ukraine dans la ville de Lviv, autrefois Lemberg, Philippe Sands découvre une série de coïncidences historiques qui le conduiront des secrets de sa famille à l’histoire universelle. C’est à Lemberg que Leon Buchholz, son grand-père, passe son enfance avant de fuir, échappant ainsi à l’Holocauste qui décima sa famille ; c’est là que Hersch Lauterpacht et Raphael Lemkin, deux juristes juifs qui jouèrent un rôle déterminant lors du procès de Nuremberg et auxquels nous devons les concepts de « crime contre l’humanité » et de « génocide », étudient le droit dans l’entre-deux-guerres.

C’est là enfin que Hans Frank, haut dignitaire nazi, alors Gouverneur général de Pologne, annonce en 1942 la mise en place de la « Solution finale » qui condamna à la mort des millions de Juifs. Parmi eux, les familles Lauterpacht, Lemkin et Buchholz.

Dans cet extraordinaire témoignage qui transcende les genres, s’entrecroisent une enquête palpitante et une réflexion profonde sur le pouvoir de la mémoire. »

Alors qui est Philippe Sands ? Eh bien c’est un Juriste franco-britannique spécialisé en droit international et particulièrement dans la défense des droits de l’homme. Il a notamment plaidé auprès de la Cour Européenne des Droits de l’Homme et de la Cour Pénale Internationale.

Ce livre, très personnel, est le fruit d’une rencontre inopinée, de hasard, lors de sa conférence sur les origines du droit international avec une étudiante qui l’interpelle au décours et lui délivre ce que l’on peut considérer comme une interprétation sauvage qui tapera juste, à savoir le déterminisme dans son parcours professionnel de son intérêt propre, mais refoulé, pour l’histoire de ce grand père maternel, Léon Buchholz, juif de Lemberg.

Voici ce qu’il en dit dans la préface à l’édition française :

« Retour à Lemberg est un livre sur l’identité et le silence, mais c’est aussi une sorte de roman policier à double entrée : la découverte des secrets de ma propre famille, d’une part, et, d’autre part, l’enquête sur l’origine personnelle de deux crimes internationaux qui m’occupent dans ma vie professionnelle au quotidien, le génocide et le crime contre l’humanité. Au lecteur de décider si l’enchevêtrement de ces deux histoires n’est dû qu’au hasard. Le sens des faits et les détails — de ce voyage qui va d’est en ouest, et retour — est une affaire personnelle. »

Affaire personnelle dont Czermak nous dit cependant qu’elle vient résonner en lui, que sa trame est commune, homogène, pourrait-on dire structurelle, avec celle d’autres famille captives de ce moment particulier de l’histoire mondiale.

Particulier mais loin d’être unique puisque l’histoire hoquette ; et d’évoquer ces grands exemples historiques de massacres et déportations de masse : Shoah, crimes staliniens, Rwanda, ex-Yougoslavie, Juifs de Salonique… « Et les gens applaudissaient » nous dit-il pointant ici la banalité et la spécificité du syndrome de Stockholm où la victime prend fait et cause pour son agresseur, le défend, l’aime malgré la terreur et les violences qu’il lui fait vivre. Quels sont les ressorts de cette adoration du bourreau ; réflexe de survie, peur, déni, sidération énamourée devant Gorgone échevelée de Phallus ? Je ne sais pas, nous en discuterons peut-être.

Bon pour alléger un peu, et avant de reprendre plus spécifiquement la question de la psychose sociale, je voudrais m’attarder un peu sur deux illustrations de notre nouveau contrat social.

Alors, bien sûr nous ne sommes pas, à l’instar de la Chine, dans un système de surveillance généralisée et de clonage aussi abouti, c’est plus soft chez nous.

Mais enfin nous avons quand même atteint un certain niveau de perversion du discours social, plus sûrement qualifiable de discours courant, avec ses grands signifiants et idéaux qui nous embarquent comme vaches à l’abattoir. Je ne vous les passe pas en revue car nous les avons déjà largement évoqués ici, mais juste un pour le plaisir. Il n’est guère problématique dans l’entreprise d’admettre et d’adhérer au fait que l’on doive faire ses preuves, être adéquat, flexible, performant, d’atteindre et si possible de dépasser son contrat d’objectif… Vous reconnaissez bien évidemment ces « éléments de langage » comme on se doit de les nommer, si courant du management moderne et qui n’ont rien à envier au contrat pervers où l’autre essentiellement me doit, ni au vœu pervers ultime de néantisation de toute subjectivité de l’autre.

À cet égard, je vous recommande le livre Libres d’obéir : le management, du nazisme à la RFA, de l’historien Johann Chapoutot[1] qui démontre une continuité entre les techniques d’organisation du régime nazi et celles que l’on retrouve aujourd’hui au sein de l’entreprise.

Il y a donc deux points que Marcel Czermak relève dans ce chapitre de notre contemporanéité.

La médecine, tout d’abord, dont il nous dit qu’elle est par essence transgressive mais d’une transgressivité non perverse, et de s’interroger : « Sur quel trait éthique se joue ce fait que cela ne vire pas à la perversion ? » Ce n’est pas évident !

Alors peut-être je prendrais les choses à l’envers pour tenter d’éclairer ce propos.

Mais d’abord à l’endroit avec quelques citations issues de ce chapitre sur la position perverse :

« Fondamentalement, dans la perversion, l’autre est en dette. »

« Tu me dois, telle est la formule du pervers. »

« L’autre est le détenteur d’un objet dont le pervers devrait avoir la jouissance absolue. »

« Même si le contrat n’a pas été rédigé, il est allégué et indissoluble. »

« Un pervers, même s’il se réclame de puissances supérieures, d’une loi ou d’un code (ce qu’il fait du reste régulièrement) qui nous dépasseraient tous, établit lui-même les règles du contrat. »

« Dans la perversion, vous êtes le recel de l’objet a. Si je suis un bon pervers, je vais devoir vous l’extraire. Je vais vous pomper. »

« Le comble de la perversion, c’est de jouir d’un corps inanimé, voire d’un cadavre. »

 

Et quelques autres issues de « Notes sur les perversions dans la vie des groupes »

« Ces sujets qui se présentent constamment dans l’unité, sans division. Qu’ils soient moralistes, commentateurs législateurs ou investis de toute autre fonction éminente … Quoi de plus hypnotisant que celui qui dirait le vrai sur le vrai ? »

« Cette mise en scène peut parfaitement se réaliser ailleurs que dans l’acte sexuel, dans le style du lien social par exemple – ce que révèle le divan. »

« Tout pervers se maintient plus ou moins dans cette position mouvante où le phallus est tantôt masqué par le voile, tantôt mis en faction devant. Pour en revenir ainsi à ces formes cachées, socialisées, rendues ténues, discrètes du transvestisme et du fétichisme, nous découvrons combien le voile peut prendre la forme du groupe lorsqu’il s’agit de faire nombre ou masse. Dans ce cas, à y participer, on est soit même travestissement du phallus, voilage. À cet égard les exemples politiques ne manquent pas, qui vont des biens matériels, des territoires jusqu’aux glacis. Qu’on se souvienne par exemple comment Hitler s’est mis à envelopper l’Allemagne en occupant la Rhénanie, l’Autriche puis les Sudètes, et toute la Tchécoslovaquie, enfin le corridor de Dantzig et la Pologne tout entière… Qu’on songe aussi à un empire de presse, de radio, de médias, qui enveloppe le phallus d’un bruissement de voix et de regards qui maintiennent la fascination sur le lieu où est déposée la chose sacrée. »

« La perversion est plus fréquente qu’on ne le croit, mais se repère difficilement, à cause de la collusion qu’elle réalise aisément avec les structures mêmes de la vie sociale. »

« Au lieu d’être promu à un phallus imaginaire, vous n’êtes ravalé à rien d’autre qu’à un objet a. Par son leurre, le pervers obtient que vous y mettiez du vôtre, que vous donniez de votre personne. C’est là-dessus qu’opèrent toujours les propagandes qui réussissent. »

« Comment dans la vie des institutions, cela aboutit à un pôle – qui commande, organise, gère -, à une position d’opacité, de culte du secret, de la dissimulation, voire même de la clandestinité et, à l’autre pôle – pôle de qui est géré, commandé, organisé -, à une position de transparence généralisée, d’exposition permanente, de dévoilement et d’effraction institutionnalisée de la pudeur. »

Et d’évoquer ici le dispositif du Panoptique de Bentham, projet formulé au titre du Bien Public dont il ne serait que l’instrument dévoué.

« Je ne suis qu’un instrument de sa volonté, dit-il en oubliant, comme le rappelle Lacan, qu’il ne peut faire qu’il n’y soit comme de chair et de sang et serf, jusqu’aux os, du plaisir. »

Voilà je crois qui nous éclaire quant à la position et au discours pervers et comment celui-ci peut se couler à merveille dans la vie institutionnelle.

 

Et la médecine alors ?

Transgressive de toujours nous rappelle Czermak, évoquant par là, dans son intérêt constant pour l’Histoire, encore, de la médecine, comment son corpus de connaissances s’est fondé sur une transgression. Je pense ici par exemple à cette transgression majeure qu’est la dissection des cadavres, contrevenant aux ordres établis, qu’ils soient politiques, religieux ou même de l’état des mœurs de l’époque. Cette transgression inaugurale n’est en rien perverse ; le désir de savoir s’y assume en nom propre, au péril de sa vie parfois, et son enjeu n’est point de jouissance au détriment de l’autre mais fondé sur une passion épistémophilique couplée à une éthique du soin.

Transgressive aussi peut-être par respect de la première institution la fondant, à savoir le transfert, la démarquant de fait, dans le champ de la psychiatrie, du succès d’estime des neurosciences et de la faveur faite à la gestion bio-psychosociale des mala­dies mentales et de la gestion administrative de ceux à qui l’on demande fermement de réaliser ladite gestion biopsychosociale.

À l’envers de cette position transgressive, on rencontrera donc un type d’abandon, pour ne pas dire de lâcheté, de renoncement ordinaire au courage du praticien, et l’abri trouvé dans l’obéissance aux prescriptions émanant d’experts divers, conférences de consensus et autres références médicales opposables. À s’y fondre, le praticien se voit délesté de sa responsabilité propre mais aussi de sa liberté de penser ou d’inventer. En revanche, en cas de problème, grâce à l’abdication de sa fonction propre, fonction autrefois sacrée, reposant essentiellement sur le transfert et la clinique, il sera « couvert » par son administration, c’est du moins ce qu’on lui prête à croire.

Je pense que l’on peut tranquillement relever que le mot « couvert « est loin d’être anecdotique s’agissant de perversion.

On peut encore ajouter à titre d’illustration l’inflation des protocoles et la contractualisation des actes via des formulaires de consentement dits « éclairé » au motif de l’information due au patient mais dont la finalité n’est que de décharge du praticien, chargeant du même mouvement le patient d’une angoisse et d’une responsabilité dont malgré Allodocteur.fr et autres forums, il ne saurait être le mieux informé.

Comme je suis abonnée à Télérama, j’ai pu lire avec intérêt une interview[2] de Didier Sicard, médecin et ancien Président de Comité National Consultatif d’Éthique qui, de sa place d’enseignant nous livre ses réflexions sur l’actualité du rapport à la médecine des jeunes générations. Il n’est pas anodin que cette interview s’inscrive dans les débats sur la fin de vie.

Je vous en donne quelques extraits :

« Toute ma vie, j’ai enseigné aux étudiants que leur métier de médecin commençait là où ils devenaient impuissants. – Cela devait les surprendre ? –

Bien sûr, ils voulaient avant tout guérir des malades ! Avec un peu d’études, n’importe qui peut gérer une chimiothérapie, une opération, un traitement. Mais être médecin, ce n’est pas seulement le maniement de la connaissance, c’est aussi la capacité d’être présent devant un être qui va mourir, de le soulager, de le respecter. Or ces questions ont presque disparu quand la médecine est devenue puissante. Avant, elle guérissait peu de maladies graves, et il fallait bien être soignant même quand la thérapie n’était plus efficace. Mais depuis cinquante ans, les progrès fabuleux permettent de guérir de nombreuses maladies jadis mortelles à 100 % : on est passé d’une médecine dont l’affrontement avec la mort était naturel et très fréquent à une culture de l’efficacité où la mort est vue comme un échec, car elle signifie que la médecine a manqué son objet, et cette dernière ne veut pas être confrontée à cette impasse. »

« Pour un étudiant français en médecine, aujourd’hui, la mort n’existe pas. Et les jeunes médecins fuient la fin de vie, alors qu’elle devrait être au cœur de leur responsabilité. (…)

Quelles voies choisissent les diplômés les mieux classés ? Chirurgie esthétique et dermatologie — deux disciplines très lucratives. (…)

Le malade moderne est échographié, scannérisé, mais presque plus palpé, écouté. Sa parole est interrompue au bout de quarante secondes au profit d’informations délivrées par une machine. Un malade, c’est pourtant une mosaïque, une confluence de paramètres médicaux mais aussi sociaux, familiaux, professionnels… »

« Pour ma part, j’ai plus appris pour soigner des livres, du cinéma ou de la peinture que de la médecine. Cette dernière m’a enseigné des vade-mecum, comment examiner un malade, quel traitement proposer… mais elle ne m’a rien appris sur l’humain. C’est pourquoi l’art n’est pas un caprice esthétique, mais réellement une source de savoir dont j’ai besoin. Les livres m’ont parlé de la mort, quand mes études ne le faisaient pas. La littérature a beaucoup à voir avec la mort. »

« Que dites-vous à des étudiants en médecine ?

La même chose qu’aux médecins qui assistent à mes conférences sur les contradictions de la médecine du futur, l’exigence éthique ou la prise de décision dans des contextes incertains : c’est le plus beau métier du monde, mais il lui faut remettre à distance la technique au profit d’une gourmandise de l’autre. Le privilège du médecin, c’est la rencontre avec l’essentiel de l’humain, c’est-à-dire le rapport à la mort. Si on écarte cela, il reste un métier de technicien, sans grande différence avec ceux de plombier, d’électricien ou de garagiste : un métier de réparateur. Honorable, mais pas aussi riche qu’il peut l’être. Considérer la médecine au-delà de la technique, voilà une véritable révolution culturelle. »

Alors que penser de l’abandon de cette transgressivité essentielle et du discours propre qui fondait la médecine au profit de cette modalité opératoire ? Ne peut-on y voir la perversion généralisée d’un système, dit de santé, où Protocole, Technique et Économie sont les maîtres anonymes d’agents de maîtrise aux ordres et où les patients se voient réduits au statut d’objets venant s’inscrire en pure conformité dans des pratiques les subsumant ?

Il y avait cet autre point que soulève cursivement Marcel Czermak et qui est l’extension de l’escroquerie. Il l’évoque concernant la prolifération des tentatives d’escroquerie, notamment au téléphone, ou intrafamiliales, et on pourrait sans difficulté ajouter bien sûr Internet et les réseaux sociaux qui en sont les principaux pourvoyeurs.

Alors, comme vous le savez, fidèle à Télérama[3], j’ai eu la surprise d’apprendre que les arnaqueurs en tous genres étaient devenus les stars des plateformes de VOD, que l’escroc était devenu le truc en plus qui brille, le nouvel idéal collectif.

Je cite : « Cette histoire que vous allez écouter, le cul posé comme un gros tas (pas un petit a, avançons masqués tout de même), c’est la mienne… Restez concentrés, peut-être pourriez-vous devenir aussi malins que moi. » C’est sur cette promesse alléchante de roublarde que s’ouvre Inventing Anna, minisérie Netflix consacrée à Anna Sorokin, escroqueuse star des réseaux sociaux, emprisonnée, quoique récemment libérée sous caution, après avoir plumé le gotha new-yorkais.

Et il n’y a pas qu’elle ! Madoff – le monstre de la finance, Christophe Rocancourt – l’escroc des stars, Simon Leviev – l’arnaqueur de Tinder, Elizabeth Holmes et sa start-up biomédicale, les rois de l’arnaque et la fraude à la taxe carbone, j’en passe, voilà ce qui sur les écrans, a le vent en poupe.

Mieux vaut être un escroc qu’un pigeon et le pire n’est pas de frauder mais d’être un loser.

Le héros moderne nous subjugue de son culot de bonimenteur et le marché du divertissement vient surfer sur l’exploitation subjuguante de nos failles. Quant au spectateur, tout comme le pigeon du reste, il n’est pas certain qu’à regarder le spectacle, il soit très au clair quant à ce qui est promu ; l’héroïsation des pires canailles, éloge aveuglé de la perversion en attente de dindons.

Bon, trêve de divertissement.

Interrogé par Hélène L’Heuillet sur le sens dans lequel cela fonctionne, Marcel Czermak répond sans ambiguïté : c’est la perversion qui nous psychotise.

Et de reprendre la tripartition de François Périer : un psychotique vous névrotise, un névrosé risque de faire de vous un pervers, un pervers vous psychotise.

Et puis, il y a cette autre tripartition de Lacan : « Dans la névrose, le rapport à l’Autre a toute son importance. Dans la perversion, le rapport au phallus a toute son importance. Dans la psychose, le rapport au corps propre a toute son importance ». « Or, ce que nous voyons se développer, est bel et bien ceci : Le rapport à l’Autre fait de moins en moins problème, puisque tous les sujets deviennent eux-mêmes les objets interchangeables d’un échange économique généralisé́ et unifiant. La problématique est donc de moins en moins névrotique. Le rapport au phallus prend de plus en plus d’importance dans la captation du désir de la clientèle. On se présente comme l’Autre dont la maitrise phallique peut capter son désir. C’est la promotion du « plus », et donc la perversion s’amplifie. Avec comme conséquence rétroactive, circulaire, une exclusion de l’Autre. Les citoyens sont alors d’autant plus fragmentés qu’ils sont gérés par un monstre monobloc, sans division subjective, cependant que l’opération, elle, est passée réellement en eux. Coup que nous appellerons : celui de se faire passer pour l’Autre de l’Autre. Opération de forclusion du Nom-du-père, c’est-à-dire Verwerfung de la castration, propre au capitalisme. »[4]

Un pervers vous psychotise.

Alors, avant de déplier cette dernière assertion, il y a une prémisse nécessaire, à savoir que comme l’a tant enseigné et démontré Marcel Czermak, le langage articule le corps et, de ce fait, des troubles du langage auront des effets sur le corps.

Il n’y a pas de naturalité du fonctionnement d’un corps et de ses organes, et ils doivent, chez l’être parlant, être liés en fonction par un discours. Autre façon de dire que l’homme est dénaturé par le langage et qu’à une désorganisation du langage et de ses modalités discursives répond, sur un mode isomorphe, une désorganisation du corps.

Dans la psychose, l’objet a, non chu et incarcéré en tous points dans le tissu de la langue, présent réellement, vient dès lors désorganiser le langage, abolissant toute différence, et ne permet pas l’effectuation du trouage du corps en ses orifices par le signifiant. Bien plus, il vient mener la danse sur un mode tyrannique et automatique, mode ordinaire il est vrai de l’impériosité directive de l’objet sur le sujet, mais mode méconnu habituellement chez le névrosé du fait de son expression plus voilée et tempérée par le refoulement.

Le psychotique est, lui, dans son rapport à l’objet, comme dans son rapport à l’Autre, dans une disposition d’une radicalité totalitaire, directe et sans médiation ; il n’y résiste pas.

Alors le saut conceptuel opéré est que cela vaut tout aussi bien pour le corps social.

Cela aussi Marcel Czermak nous l’a enseigné. C’est ainsi que dans Notes sur la perversion dans la vie des groupes, il nous invite à « rompre avec l’idée qu’il y aurait, d’un côté, la discipline du cas – casuistique -, la discipline de l’exposé clinique, et, de l’autre, les problèmes dits institutionnels, politiques ou sociaux. J’irais même jusqu’à dire que si nous ne parvenons pas à prendre dans un alignement spécifique à la fois les problèmes casuistiques et les problèmes sociaux pour en faire un même territoire, un même parcours, la psychanalyse aura alors échoué comme discipline ayant des ambitions autres que médicales. »[5]

À rebours, il y a « L’inconscient c’est le social » comme pouvait dire Lacan et donc, à nouvelle donne du social, nouvelle économie psychique pour ses sujets et nouveaux effets en son corps.

Alors comment est-ce que des éléments de langage, ceux du discours courant, prééminent dans notre social contemporain, je dis cela comme ça puisqu’on ne peut parler stricto sensu de discours pervers, peuvent-ils avoir des effets psychotisant sur le corps social, et lesquels ?

Et là, c’est une surprise pour moi car je me serais attendue à ce que Marcel Czermak évoque ici non pas tant la paranoïa que l’hypocondrie, et, qu’en plus, cette entité clinique, ainsi que son articulation à la paranoïa est curieusement absente du dialogue. J’y reviendrai plus tard.

Il prend donc les choses du côté du Un, du Tout, et de l’absence de trou et de toute contingence, c’est-à-dire de la paranoïa en sa forme canonique. Logique du plein, sans faille ni ratage sauf à les imputer à un coupable déjà tout désigné, sans surprise puisque tout est logiquement prédictible selon une causalité univoque, sans rupture ni scansion possible donc, le tout organisant, pour le dire vite, un monde saturé de significations.

Logique aussi de l’effacement du pacte symbolique au profit du contrat. Notre société n’est plus réglée ni agencée par un type de pacte qui viendrait fonder le rapport entre les sujets, le pacte supposant la mise de confiance précisément parce que l’Autre peut tromper, la question de confiance n’ayant aucun sens si l’Autre ne peut pas tromper. Aujourd’hui, c’est justement l’inverse du pacte qui fonctionne c’est-à-dire, qu’il ne s’agit plus de pacte mais de contrat.

Ce contrat social se donnant en place du pacte symbolique et fonctionnant comme Réel en vient donc à donner au social une prévalence de Réel.

Cette question du contrat vient redoubler son efficace dans ce que Czermak évoque de la perversion par le texte dans les trois premiers textes de Patronymies ainsi que dans l’article du Monde Diplomatique.

« Ainsi seul subsiste donc le contrat social, par carence de tout pacte. Et la loi fondamentalement n’en est plus une, car c’est le contrat qui s’y est substitué, avec les effets de psy­cho­se sociale qui s’introduisent. Face à cette perversion par le texte, nous nous trouvons psychotiques, c’est-à-dire moins divisés que frag­men­tés, dans la mesure où le texte lui-même, comme tel, ne connaît nulle division. Si ce que j’évoque n’est pas faux – prudence ! – une telle rè­gle socia­le ne peut que susciter sentiments de non-droit, d’exclusion, de pulvé­risa­tion, d’atomisation, qui nous rapprochent de la psychose et d’autant plus interprétative que nous sommes réellement de plus en plus inter­pré­tés. Quant au sujet, il y est évacué au titre de sa division même, et crépusculaire de surcroît, puisqu’au pacte s’est substitué une régulation armée. »[6]

« Ainsi se véhiculent des énoncés sans énonciation, collabant le lieu de l’Autre à celui du code (devenu civil et pénal) imputant à chacun une castration collective inexistante, cependant que – dans un réel projectif – prolifèrent oppositions et conflits effectifs en réponse à l’Un. »[7]

Le discours courant, c’est aussi cette face de notre social où la communication a remplacé le fait de parler et où la primauté accordée à un certain nombre de credo, en premier lieu celui de la science en sa version vulgaire, propose une conception du monde expurgée de tout impossible. Les effets, on le sait, en sont la forclusion du sujet – en tant que considéré comme artefact polluant le dispositif expérimental et donc, comme tel, à éliminer – et le passage d’une économie du signifiant – comportant le malentendu, l’équivocité, le ratage – et de son adresse à l’autre via un dispositif discursif, à celle d’une langue exacte, univoque, désignant sans ambiguïté l’objet en cause. Fantasmes de totalité unifiante et de communication bijective enfin accomplie.

C’est l’utopie de la communication[8], clef d’une société harmonieuse, aconflictuelle par la grâce de la valeur communication, que nous propose Norbert Wiener, un des pères de la cybernétique.

Cette utopie, fondatrice et d’un homme nouveau et d’une société libérée de tout antagonisme, est parfaitement repérable comme représentation d’évidence de ce comment on se doit de « fonctionner » aujourd’hui. L’homme nouveau est tout entier et en permanence communiquant.

À l’instar de l’ordinateur, il est être de raisonnement et de calcul. Dans la clarté et la transparence, il émet, à l’attention de l’organisme récepteur, des messages informatifs. C’est un homme sans intériorité, sans division ni reste. À ce nouvel homme répond un nouveau lien social, partenariat réactif où le jeu social s’offre comme jeu à information complète, autorégulé et transparent. Le consensus rationnel y prévaut et l’État n’y a plus sa raison d’être. L’espace de l’argumentable et du contractualisable s’y étend à l’infini du fait du refus de la prise en compte de points de repère ou de savoirs au profit du pragmatisme et du relativisme. Enfin, l’idéal d’harmonie exclue le recours à la loi pour trancher ; la contractualisation des conflits sera la solution d’apaisement des tensions.

Notre contemporanéité, c’est encore celle de l’économie capitaliste et de la prévalence du « Marché » dont « Il faut que ça circule » est le mot d’ordre. Ce qui caractériserait le passage de la modernité à la post-modernité serait, selon Dany-Robert Dufour[9], la déchéance, après Auschwitz, de ce qu’il nomme la figure du Grand Sujet, figure de l’Autre auquel l’homme acceptait de se soumettre en lui remettant la question de ses origines et de son désir. Aujourd’hui, le Marché se proposerait comme espoir d’une figure nouvelle du Grand Sujet (puisque, si le ciel est vide, l’homme se retrouve dans un espace anomique, sans repères et sans limites) mais sans prendre en charge ces questions, consubstantielles de la fonction du Grand Sujet, rendant par là même vain cet espoir.

Les fondements de l’économie de marché, en effet, sont tout autres. Un de ses postulats est que l’objet est garant du bonheur, via la satisfaction, par un singulier rabattement du désir sur le besoin. Sa libre circulation dans un idéal de fluidité, sa mise à disposition, son renouvellement permanent et sa saisie possible sont les caractéristiques de ce modèle dit « libéral » puisque libéré du poids symbolique qui autrefois le grevait. Les seules exigences internes du système de production-distribution sont l’accroissement des qualités, quantités et usages de l’objet, contemporainement de la baisse de son coût. C’est donc l’objet qui organise le système rendant superflue la nécessité de discours. Mariage réussi de l’économie marchande et pulsionnelle accouchant d’un sujet appendu à l’objet de jouissance positivé, présentifié dans la réalité.

Quelques touches encore, en vrac, pour parfaire le tableau : récusation de l’altérité, de l’autorité et de la disparité des places au profit d’un égalitarisme homogénéisant — inflation des textes, directives administratives et codes de bonnes pratiques délestant chacun de sa responsabilité et promouvant l’idéal d’un langage démétaphorisé, la novlangue — abandon de la raison au profit des rationalités utilitaristes, dévalorisation de la rhétorique et de la culture, crédit accordé à l’accumulation répétitive de slogans et ritournelles affirmatives valant pour certitudes — déclin du politique versus inflation de la gestion — séduction par l’image, succès de la publicité et du coaching — apologie de la société de consommation et de masse — explosion des médias et d’internet, paradigme d’une mondialisation en réseau continue et permanente, sans discrétion — omniprésence des voix et regards : information en continu, musiques, téléphones portables, télévision, affiches, vidéosurveillance — nouveau statut du corps, objet de représentation qu’il convient de valoriser — omniprésence de ces images démultipliées des « moi » que nous sommes, nous envahissant au point de concentrer sur elles presque toute l’activité́ communicationnelle — montée de l’individualisme c’est-à-dire du principe de ségrégation généralisé et banalisation de formes de violence extrêmes y compris pornographiques.

Qu’est-ce donc d’autre qu’un montage propice à la désubjectivation au profit de la fabrique réduplicatives de citoyens consommateurs mais aussi bien consommables ou jetables ?

 

Vous n’allez pas pouvoir ici échapper à l’évocation du théorème d’incomplétude de Gödel[10].

Je vous en résume le point qui nous concerne : Kurt Gödel, en 1931, démontre qu’au sein d’un système formel consistant (celui de l’arithmétique en l’occurrence), il existe toujours au moins une proposition vraie indémontrable, indécidable. C’est cela l’incomplétude, il y a un trou, tout n’est pas prouvable ou réfutable, tout n’est pas démontrable même si c’est vrai.

La complétude est, quant à elle, la possibilité de générer tous les théorèmes à partir des seuls axiomes, tout est démontrable.

La consistance d’un système, c’est quoi ? C’est qu’il y est exclu que l’on puisse déduire des propositions contradictoires de son axiomatique, on ne peut pas dire n’importe quoi.

Donc ce théorème démontre qu’au sein d’un système consistant où l’on ne peut dire une chose et son contraire, il y aura toujours au moins une proposition vraie mais indémontrable ; il est incomplet car il résiste à une formalisation Toute.

Ce théorème mit fin à l’ambition d’Hilbert d’assurer la complétude des mathématiques, de mathématiser entièrement leur champ pour en assurer une formalisation exhaustive, sans trou.

Ce projet, impossible de structure – c’est là l’intervention de Gödel -, n’en constitue pas moins le ressort d’un certain scientisme qui propose de formaliser complètement le monde et de refuser la dimension de ce qui y résiste comme structurale.

Alors notre social et plus particulièrement le type d’organisation logique qui y prévaut ainsi que les idéaux et « discours » qui la sous-tendent, n’est-ce pas le choix de la complétude au prix de la consistance ?

D’une société fondée sur la transcendance et la reconnaissance de la place d’exception comme nécessaire et légitime, avec son corollaire d’organisation du lien social sur un mode hiérarchique (modalité consistante mais incomplète du système formel), la mutation actuelle consisterait en l’effectuation de l’autre choix possible : celui du système formel complet mais inconsistant. Complet, c’est-à-dire sans manque, sans place d’exception en position d’extériorité et donc sans ni extériorité ni intériorité, et où l’ensemble des éléments participerait, sur un mode égalitaire, de la décision. Celle-ci serait alors, du moins en théorie, le fruit globalisé de concertations individuelles, d’avis personnels ; on reconnaîtra ici la culture du réseau et la promotion du consensus comme idéal. Le prix à payer, il y en a toujours un, du choix de la complétude est l’inconsistance, soit l’existence de contradictions logiques internes, soit, en langage vulgaire, la possibilité de dire une chose et son contraire, ce qui de nos jours est monnaie courante et ne dérange plus guère.

Cela évoque aussi la disparition du débat contradictoire argumenté au profit de l‘assénement d’opinions et avis dits personnels dont l’autorité s’étalonnera au nombre de followers.

Donc, si le choix de la paranoïa comme paradigmatique de la psychose sociale est bien étayé cliniquement, il reste cette difficulté pour moi, que j’espère le débat éclairera, et qui est que la paranoïa n’est pas en clair une clinique de l’objet (sauf dans sa solution délirante de féminisation) puisque précisément la dimension de l’objet cause est méconnue, neutralisée, au profit de la promotion du Un causal persécuteur, Un sans manque, comme Objet illustre.

Le paranoïaque se rebelle à tout ravalement au statut d’objet contingent et indifférent.

Elle vient en revanche, je me redis un peu, nous permettre d’apprécier les conséquences de la récusation de la dimension de l’Autre dans le social qui s’exprime, entre autres, dans le refus de l’altérité, l’appétence pour l’homogénéité des groupes ou encore l’exigence de transparence généralisée. Il est inévitable que, dans tout groupe où prévaut l’exigence d’uniformité et d’égalité entre ses membres, vienne surgir la suspicion que tel autre pense autrement, avec son exclusion conséquente. Je rajouterai que la forme éliminationniste est une modalité efficace, hygiénique et bien éprouvée de résolution du risque de corruption du groupe par une pensée étrangère.

L’étranger, situé au lieu de l’Autre, rejeté de l’autre côté de la frontière ou du barbelé, ne peut dès lors que revêtir une tonalité menaçante et incarner l’objet de haine idéal et, comme tel, à éliminer.

Hélène L’Heuillet, dans son intervention de présentation de l’ouvrage disait « Le nouveau totalitarisme que nous permet de décrire une clinique lacanienne est un monde psychotique, car c’est un monde dans lequel l’objet a n’est pas tombé, et donc dans lequel les humains sont intégralement explicables, prévisibles, et labellisés conformes. C’est un monde sans faille, sans erreur, sans contingence — ce qui est une définition de la paranoïa. »

Alors j’en reviens à ma question, pourquoi la paranoïa exclusivement, sans évocation ni de l’hypocondrie, ni du Cotard, psychoses paradigmatiques de l’incarcération de l’objet a dans le corps ? A fortiori pour le Cotard, même si sa clinique est plus rude, quand on voit la passion pour ces nouveaux idéaux que sont l’immortalité ou la disparition de toute souffrance, soit précisément ce qui fait de nous des sujets vivants. Je pourrais même pousser un peu en interrogeant l’absence de référence au phénomène de mort du sujet, autre occurrence d’une démétaphorisation totale de la langue, paradigmatique, lui, de l’équivalence à l’objet a et dont on attendrait l’évocation puisque réalisant le comble de la perversion, jouir d’un sujet mort.

 

L’hypochondrie est, comme Marcel Czermak l’enseigne, avant tout hypochondrie de la langue que l’objet, non retranché par l’opération de la métaphore du Nom du père, vient ronger. Faute de coupure entre S1 et S2 devenus holophrastiques, il se produit un collapsus entre l’agent et l’autre – figure réalisée de la parité –, collapsus douloureux puisque y manque le manque. Cela du reste s’entend très bien dans les plaintes hypochondriaques : incarcération dans le corps d’un objet qui indispose, sentiment de rétention, d’obturation et de bouchage.

L’appel est alors à l’obtention d’une décomplétion, c’est-à-dire à une tentative de rétablissement de la coupure et d’éjection de l’objet, réellement cette fois-ci, au niveau du corps : ablation chirurgicale, automutilations.

L’objet ronge le corps de celui qui ne peut s’en diviser, cherchant dans l’autre l’entaille réelle qui le décomplèterait. L’hypochondriaque sait où est l’objet, il l’a, non dans sa poche, mais dans son corps.

Au niveau social, à ne pas s’organiser autour d’une perte, d’un discours qui vient lier en fonction ses éléments par une référence commune, que reste-t-il comme modalité organisationnelle sinon la prééminence de l’objet qui s’impose ? Présence tyrannique de l’objet réalisant l’obturation d’un peuple dont il ne peut que chercher à se débarrasser mais sans plus y parvenir que l’hypochondriaque malgré la réitération de manœuvres décomplétives de ségrégation, rejet, expulsion et de passages à l’acte divers en guise de coupure.

J’évoque ce fait totalitaire comme l’effet de ségrégation dont nous devrions nous enseigner auprès des psychotiques pour penser la ségrégation qui sévit dans le politique et le social, voire à l’échelle des nations.

L’objet a, cela a pu être, historiquement, ces sous-hommes venant gangréner le corps social en sa pureté et que précisément il s’agissait d’éliminer.

 

« Si l’actualité́ que nous rappelons est juste, c’est alors une actualité́ sans limites ni spatiales, ni temporelles, ni corporelles. C’est l’actualité́ hypocondriaque de l’objet qui ronge – névrose actuelle – celui qui ne parvient pas à s’en diviser et cherche dans l’autre la frappe – réelle celle-là̀ – qui ne parviendra pas à opérer soulagement d’une complétude intolérable. Actualité́ d’un sujet universel qui – dans son hypocondrie planétaire – tend à sa fission, éventuellement nucléaire. »[11]

 

Alors pour conclure, je voudrais aborder un dernier point. Si l’un des fils rouges de l’ouvrage est qu’un mot peut tuer, ce qui est amené dans ce chapitre est qu’également, on peut mourir de parler.

La parole en soi n’est pas toujours thérapeutique et on ne fouille pas impunément dans la vie de quelqu’un. Là encore le tact est nécessaire et il est des zones, des silences, des trous mentaux, qu’il convient de respecter, de ne pas forcer, faute de quoi l’autre en fera les frais tout animé de bons sentiments, le cas échéant, que l’on soit.

On ne peut pas tout dire ni tout faire dire, il y a des trous irréductibles, irréparables, à respecter.

 

Une dernière citation de ce chapitre : « Ce sont des choses qui nous laissent encore bouche bée. Comment cela a-t-il été possible ? Je comprends que mes parents ne m’aient pas raconté tout cela. Je le découvre progressivement. C’était pour eux proprement indicible. Ils n’avaient pas les catégories mentales pour élaborer ce qui leur arrivait. – Cela rend fou, effectivement. – Cela peut rendre fou. On s’étonne toujours que les gens qui ont vécu cette période ne racontent pas volontiers. On veut leur extraire un récit. Mais il est horrible de vouloir les faire parler. Le devoir de mémoire commence à me casser les pieds. Qu’on laisse les gens tranquilles ! Quand on n’a pas les catégories ni l’élaboration qui va avec, on peut mourir de parler. »

 

Et donc, à l’envers du plein, fusse-t-il de bons sentiments et d’intentions réparatrice ou consolatrices, à l’instar de ces carmélites d’Auschwitz, Marcel Czermak, qui n’aura décidemment jamais été un bon catholique romain, nous intime de ne pas céder sur le trou, le manque, la faille, le vide, l’irréparable. Dimensions certes cruelles de nos existences mais dont on connait le caractère précieux et sacré puisque la vie, dans son tragique, leur est subordonnée.

« Il y a des endroits qui sont troués, vides. On n’y retourne pas. Ce qui est foutu est foutu »

 

 

 

[1] Nrf essais, paris, 2019.

[2] Télérama 3811 du 25/01/23

[3] Télérama 3813 du 08/02/23

[4] Op. cit. Le Monde Diplomatique. « Peut-on parler de psychose sociale ? »

[5] Op. cit. p.67.

[6] Op cit. p.104, Bulletin freudien n°30.

[7] Op. cit. Le Monde Diplomatique. « Peut-on parler de psychose sociale ? »

[8] Voir à ce propos différents ouvrages de Philippe Breton et notamment : L’utopie de la communication, Paris, La Découverte Poche, 1997.

[9] Dany-Robert Dufour, L’art de réduire les têtes, Paris, Éditions Denoël, 2003.

[10] Cf l’excellent livre de Ernest Nagel, James R. Newman et Jean Yves Girard, Le théorème de Gödel, Paris, Seuil, 1997.

[11] Op. cit. p.21. Actualités et limites de la paranoïa.