Des dits à un dire : le pari de la cure .

A propos de « Ce qui se dit dépend de celui qui écoute » (M. Czermak)

 

 

 

« Il n’est pas de parole sans réponse, même si elle ne rencontre que le silence, pourvu qu’elle ait un auditeur.» Cette remarque de Lacan, dans son rapport de Rome, est au cœur de la fonction du psychanalyste ; si celui-ci l’ignore, « il n’en subira que plus fortement l’appel, et si c’est le vide qui d’abord s’y fait entendre, c’est en lui-même qu’il l’éprouvera et c’est au-delà de la parole qu’il cherchera une réalité qui comble ce vide[1] ». Réalité qui ne l’aidera guère à supporter sa pratique. Le psychanalyste sait pourtant que, dans sa rencontre avec un psychotique, seule la parole permet de réduire le trajet de l’un à l’autre – un trajet psychique, un espace psychique que l’angoisse peut rendre inhabitable. Pourtant, bien qu’engagé ainsi avec le « tu » qui entend, le « je » pourrait ne parler qu’avec son propre reflet, le « moi » de l’autre. Le dialogue entre l’analyste et le psychotique ne serait alors qu’une duperie, comme le dit souvent Lacan. Car, savons-nous réellement qui est celui qui nous parle et qui sommes-nous pour celui à qui nous parlons ?  Je vais prendre la phrase de Lacan à l’envers : toute parole de l’analyste appelle réponse, même si elle ne rencontre que le silence du psychotique, parce que c’est lui l’auditeur et qu’il vient là pour entendre l’analyste dire ce qu’il pense. « Quelle place j’occupe pour vous ? Quelle place en vous ? » me demande un patient. Cette place, c’est le sentiment de son existence. Pas de vide qui se fasse entendre, chez le psychotique qui vous écoute, mais au contraire un trop de présence ; or pour entendre ce trop, il faut une sorte de rien. De rien du moi. Dans ce rien de soi, on est tout seul, comme l’est cet « autre » qu’affirme le psychotique entre lui-même et l’Autre.

« Ce qui se dit dépend de celui qui écoute », dit Marcel Czermak. Ce qui se dit, dans ce rien de soi, dépend de qui écoute, dépend donc de cette affirmation du psychotique qui écoute ce qui se dit comme venant d’un autre qui n’est rien. Rien de personnel. Un « dit » impersonnel, l’impersonnel du verbe, d’une phrase. Ce sont les dits, qui n’existent que dans ce qui s’en entend, laissant oublié le dire. Car ce qui se dit par la bouche de celui qui dit n’est pas un dire, un « qu’on dise », une énonciation, c’est l’énoncé d’un dit. Dit (coupure fermée dit Lacan) dont, faisons-en l’hypothèse, l’effet sujet produirait un dire chez celui qui écoute. Disons en tous cas qu’entre ce qui se dit et ce qui s’entend – entre celui qui dit et celui qui écoute – s’établit un dialogue.

Alors, ce dit, quel est-il ? De quelle bouche sort-il ? Ce peut être une hallucination. L’hallucination auditive est une parole entendue dans la tête ou dans les oreilles, ou dans le ventre, et écoutée par celui qui a une tête, des oreilles, un ventre. Les hommes libres, les vrais, disait alors Lacan, ce sont les fous. Le fou n’est pas aliéné par la demande à l’Autre de l’objet a, il l’a à sa disposition et il appelle ça ses voix, il les tient dans sa main. Il est cet être d’irréalité, cette chose absurde, avec sa cause dans la poche. Une cause sans image ni reflet. Ces hallucinations ce sont des dits. Ce qui se dit en boucle dans ma tête : il faut que tu meures, tu dois mourir. Obéir aux voix ou leur désobéir, ça dépend de celui qui écoute ses voix. S’il se jette par la fenêtre c’est qu’il aura entendu un ordre. S’il se contente de les écouter sans bouger, il aura entendu l’injonction comme adressée au persécuteur qui est peut-être celui d’en face qui dit. Les hallucinations dépendent de qui les écoute, nous qui ne les entendons pas. Ce qui se dit, ce sont des dits, des phrases, des injonctions : tu vas mourir, bande de salopes, etc. Le fameux triptyque « vache salope putain » de Henri Ey. Ce n’est pas un dire, ce n’est pas une énonciation, ce n’est pas le « qu’on dise » qui reste oublié derrière ce qui s’entend. Ça ne s’oublie pas. D’ailleurs, qu’il y ait des hallucinations implique qu’il y a un corps qu’elles traversent, qu’elles atteignent, un corps qui est lieu du retour du forclos. Un corps où il fait rage.

Lorsque l’analyste parle à celui qui écoute, au psychotique qui vient pour ça, pour entendre le « tempérament de ses symptômes », ce qui est déjà pour lui un franchissement, lorsque l’analyste parle, il ouvre la bouche sur des mots : ce qui se dit. Ce qui se dit par la bouche et la langue, dirait Paul Celan, de l’analyste, ce sont des dits, des phrases qui lisent sa feuille de température, qui complètent les énoncés fragmentés du patient, qui formulent ce que celui-ci ne se sait pas penser ni saisir, c’est pourquoi il l’écoute. Les stoïciens diraient que ce qui se dit ainsi est un lekton, « qui rend lisible le signifié, et qui n’est pas rien pour maintenir la condition stoïcienne[2] » (autre chose que ce que Lacan a dénommé du point de capiton pour illustrer la disparition du signifié par le signifiant) : c’est-à-dire l’incorporel des dits qui sortent par la bouche de l’analyste, un incorporel au même titre que le vide ou le temps, celui de l’aïon. Le lekton, l’exprimé dans la phrase, n’est ni désignation, ni rapport à celui qui parle, ni son, ni représentation, ni idée, c’est un pur exprimé qui n’existe que dans la phrase, le verbe, il est incorporel et impersonnel comme le temps de l’aïon, ce temps continu où le présent n’est qu’instant mathématique disparaissant sur la ligne continue entre futur et passé divisibles à l’infini : il a été, il va être, qu’est-ce qui vient de se passer ? Inconciliabilité et en même temps simultanéité avec l’autre forme du temps, Chronos, le présent absolu, limité et défini, qui seul existe (passé et futur subsistent) ; celui des corps où fait rage le retour du forclos, des corps qui, chez les stoïciens, pâtissent et agissent, tout à fait distincts des incorporels que sont l’aïon et le lekton.

On dit : « Le couteau coupe », c’est une phrase. « L’homme meurt » : c’est une phrase – certes il a été mourant, il fut mourant – mais il faut dire « il meurt comme il pleut », dit Deleuze – instant insaisissable dans l’aïon, mais qui, en même temps, court tout le long de l’aïon, dans son éternité indéfinie. Ce lekton est impassible, impénétrable, impersonnel, on pourrait dire que tout en étant incorporel, il a la dureté d’une pierre. C’est cette indépendance de l’exprimé dans l’aïon qui permet le langage, qui trace la frontière entre les mots et les choses, entre les corps et les mots, qui assure que les mots ne sont pas des choses.

C’est ça que vient écouter le psychotique, des phrases comme des dits qui séparent les mots des choses. Les dits qui sortent de la bouche de l’analyste viennent mettre en mots, pour les séparer des choses, en ces mots qui sont les siens, en ces mots qu’il ne savait pas, son expérience, celle de son existence. Pas de spécularité entre les uns et les autres, pas de spécularité entre l’aïon et Chronos, l’analyste ne peut être ni un semblable ni un Autre délirant, il doit parler mais ses dits ne sont ni des signifiants ni des interprétations.

La double série stoïcienne, double chaîne de mots et de corps, ne faut-il pas la psychose pour l’expérimenter, pour la vivre, simultanément ? Ce qui rend si étrange la relation verbale avec un fou, qu’elle soit dialogue, lecture des symptômes ou récit, c’est d’y voir absentée la relation à l’autre ; un défaut d’imaginaire fait faille entre la réalité et cet autre, et met toute relation en faillite. Sans son propre moi, comment trouver un interlocuteur ?  Et pourtant, entendre la demande du fou, c’est entendre qu’il veut avoir des nouvelles de son corps, au sens de son existence qui ne tient qu’à ça. On accepte alors d’avoir affaire non pas à un dialogue entre moi et un autre moi-même (ce fameux dialogue fondé sur le malentendu, qui est duperie), mais à l’altérité d’un sujet non identifié. Altérité déroutante car elle n’a rien de narcissique. Pas de dialogue spéculaire, pas d’un « je » qui parle avec son reflet. Le dialogue à créer avec le psychotique propose la vision mentale d’un non-spéculaire, excédant toute vue directe ou frontale du miroir.

Cette sorte d’absence du moi chez le psychotique, d’absence d’un moi spéculaire, nous conduit à construire avec lui, dans le dialogue que force sa présence réelle, un autre non spéculaire qui serve à parler avec lui. Un autre non connu, non déjà entendu, qui s’engage dans le dialogue. Une sorte d’autre du transfert, un autre à qui dire son existence, à qui pouvoir la dire jusqu’à en porter la responsabilité. Alors un autre comme ça, on le fabrique chaque fois, à chacune des rencontres. Rien n’annonce la proximité d’un tel dialogue avec ce drôle d’autrui, il n’est pas comme l’ange, il n’apparaît pas, il nous concerne pour la première fois, par surprise, même si c’est une vieille connaissance. À cet « entends-tu ? » que signifie sa présence, nous avons obligation de répondre et dès lors le dialogue est engagé. Si on se ressaisit pour réfléchir un peu, la rencontre est déjà manquée.

D’ailleurs, c’est son négativisme même, la dénégation de lui-même qui nous le rend si présent. Au présent de Chronos. Peut-être s’agit-il chez lui de la réédition (et non de la répétition) ou de l’actualisation de la première négation, l’Ausstossung ; mouvement de négation qui se produirait envers l’objet étranger qu’il est devenu pour lui-même, et venu d’un moi qui ne serait plus que celui des autres. Ainsi ce qui se dit chez l’analyste dépend-il d’un « moi » incertain, mélangé à ceux avec qui s’entretenait habituellement le psychotique. Mais le détachement, le dessaisissement, le retrait de la libido (à la place du refoulement) parvient souvent à négativer présence comme énoncé. Un énoncé négativé est résistance, c’est-à-dire perception endogène d’un retrait généralisé d’investissement de la libido : le sujet quitte le monde et l’analyste, faisant disparaître « ce qui se dit ».  Ainsi le transfert doit se glisser entre l’Autre du délire, qui jouit du corps du psychotique, et l’autre du miroir. Il ne se fixe ni sur l’un ni sur l’autre. Ce « pas de deux » chez le psychotique, est un « pas » de la négation, une résistance à l’aliénation du moi et de l’autre.

La cure : des dits à un dire

Qu’est-ce qu’est ce qui se dit ? Les mots et les phrases de l’analyste, le lekton. Il y a pourtant deux sujets, dont seul l’analyste est mis en demeure de dire ce qu’il pense. C’est pourquoi l’autre, le psychotique, l’écoute. Dialogue particulier, « sans mémoire ni désir », dit W.-R. Bion, où aucun des interlocuteurs n’est supposé savoir, mais où l’un doit dire tout haut ce qu’il saisit d’une pensée qui lui vient de l’autre.

Et qu’est-ce qui écoute ? Avec quoi ? Le corps du psychotique, sa présence, ses mots disjoints, son réseau atopique de liens, son retrait, son négativisme…

Or l’espace où analyste et analysant parlent ensemble est un lieu abstrait, un lieu mental, incorporel, où ne pénètre aucun mécanisme de défense, refoulement, déni ou forclusion. L’analyse d’un psychotique se fait, avec lui, dans un « nous » d’où s’énoncera le récit. Dans l’interlocution, la présence du sujet, comme celle de l’autre, surmonte le « maintenant glacé » dont parle Bion. Sans se répéter, ni s’inscrire, ni se remémorer, cette présence est un pur « entendre ». Une pure énonciation disparaissante. On peut l’identifier au retour du forclos ; on peut l’identifier à tout ce qui s’éprouve sans s’inscrire, affect comme perception. Le dérangement de la perception est de l’ordre du langage, et le langage se transforme en voix. Une voix qui ne fait pas plus de trace dans l’air qu’une main sur l’eau. Elle est à l’abri de la fracture forclusive. Il faudrait, me disait un patient, des paupières pour arrêter la rumeur du langage. Elles pourraient sans doute refermer le présent pour atteindre (et attendre) un autre temps, celui qui verrait le réel céder sa place au sens.

Accepter de se réduire à un autre mental, c’est devenir une carte postale sans destinataire, l’adresse du fou écrite au dos. Ainsi se glisse l’analyste dans un « rien » psychique où ne résonne plus désormais la voix de l’Autre délirant mais celle du quelqu’un qu’il devient pour le psychotique.

Comment être ce quelqu’un ? Car c’est à partir de la présence d’un « quelqu’un », un « quelqu’un » avec un certain poids d’être, que la parole vient à se former dans la bouche de l’analysant. Et c’est aussi avec ce quelqu’un que l’analyste parle avec un fou. Quelqu’un et personne, en même temps. Dans le transfert, ni semblable, ni Autre du délire : ni miroir ni Autre. L’autre non spéculaire qu’il fait fonctionner est à la fois quelqu’un et personne, à la fois chair de la voix et regard cambriolé par l’Autre. La pensée qui se saisit chez l’un et se dit par la bouche de l’autre, s’étire de l’un à l’autre : c’est un appareil psychique à deux, où le dit de l’un produit un dire chez l’autre.

Un projet de cure ne peut rêver de rétablir la structure initiale d’avant la forclusion ; il doit tenir compte des intrusions de la jouissance de l’Autre, hallucinations comme délire, que continue à produire l’inaltérable processus forclusif. Dans cette voie, pourrait aussi s’éclairer l’avancée d’une cure de névrosé, au-delà du plan du fantasme, au-delà de sa traversée. Dans cette voie, l’analyste n’incarne ni savoir ni supposition ; il n’est pas fiction, mais bout de réel à déchiffrer dans le regard, la voix ou le geste. La cure du psychotique défait donc, dès l’entrée, toute fiction de sujet supposé savoir nécessaire à la cure du névrosé ; la réalité « scandaleuse » de l’inconscient qui est d’être un savoir sans aucun sujet qui le sache, y a déjà droit de cité. Il ne suffit plus à l’analyste de border – pour son propre compte en somme – l’impensable de l’effroyable jouissance qui balaie le sujet en face de lui ; lui prêter corps permet qu’émerge de la pensée depuis l’ouverture de cet espace psychique. De cette pensée émergente, il doit faire lecture.

Un récit transformera la lecture de ce réel, lecture de ses énoncés fous, en une pensée qu’il ne se savait pas avoir ni saisir, constituant cette pensée en savoir : ce savoir, qui participe du réel, on le supposera sujet. Un savoir supposé sujet, c’est la définition de l’écrit en tant qu’accès au réel, dit Lacan. L’analyste se fait ainsi sujet de l’écrit que trace le récit, sujet au sens où il le supporte, où, tel un sujet vide, une épure de sujet, un pur support, il supporte ce qui s’écrivant de la cure, produit un dire du sujet qui le modifie. Des dits de l’analyste, dits qui sont dans la dépendance de qui écoute, au dire de celui qui écoute, dire du fou qui est événement, événement incorporel au sens où il vient, comme dit Lacan, du réel en tant que le réel commande la vérité : là est le pari de la cure.

 

Solal Rabinovitch, le 28 mai 2025

[1] J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Seuil, 1966, pp. 247-248.

[2] J. Lacan, « Radiophonie », Scilicet n° 2/3, p. 68.