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La Récusation

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Recherches étymologiques et cliniques (Conférence du 16 novembre 2010, revue et corrigée en 2018)

Par Eva-Marie Golder

Pour commencer, je dois vous faire un aveu : j’aime les romans policiers. J’aime cette manière qu’ont certains commissaires de reprendre encore et encore les éléments de l’enquête en cours en les considérant comme des pièges, dès lors qu’ils aboutissent trop rapidement à des conclusions. Il n’y a pas que Lacan pour dire qu’il faut se méfier de comprendre. Mon bilinguisme aidant, je m’amuse parfois à reprendre les termes allemands et leur traduction pour les interroger. Naviguant d’une rive à l’autre du fleuve du langage, je passe du français à l’allemand dans des allers retours incessants. Cela m’est arrivé lorsque Marcel Czermak m’a demandé comment on traduit « récusation » en allemand. Ce concept est son invention, et vous allez voir ce que le détour par la langue allemande a déclenché. La moisson a été bien au-delà de ce à quoi je m’attendais et me permet de vous proposer ce soir de bousculer sérieusement un des termes très fréquemment utilisés en français. Grâce à, ou à cause de, « récusation », le terme d’« étayage » a été délogé de la place confortable qu’il occupait depuis presque cent ans en français. Dans un retour en arrière, où je me demandais ce que Freud a bien voulu dire, j’ai découvert une correspondance étonnante, par laquelle ces deux termes se répondent dans une topologie que je vais maintenant m’employer à vous développer.

Mais commençons par le début. Cet exposé va essayer de montrer une fois de plus combien il est essentiel de revenir constamment sur les textes fondateurs. Dès qu’une notion s’est trop bien installée dans sa traduction, elle fait des petits que son père ne reconnaît plus forcément. Et alors, parfois, il faut donner un bon coup de balai et faire le tri parmi ces dits petits. Par ce biais, l’occasion m’est donnée de reprendre le fil conducteur de mon travail : redonner à la recherche la place de pivot qui lui revient. De fait, peut-on dire qu’un chercheur, quel qu’il soit, ait tout dit ? Peut-on continuer à inventer, à l’instar de Freud et de Lacan ? Faut-il s’en tenir à ce qu’ils ont énoncé ou est-ce que nous nous autorisons à pousser les limites de leurs découvertes ? N’est-ce pas justement ce souci permanent de faire avancer la praxis, c’est-à-dire l’articulation de la clinique à la théorie, qui maintient celle-ci vivante? Ce n’est qu’ainsi que la clinique devient transmissible. C’est ce souci-là qui a amené Marcel Czermak à avancer le concept de « récusation ». Ce concept est son invention à propos de certains cas cliniques qui ont l’air de sortir du cadre de la névrose, alors qu’ils sont réversibles et en font partie intégrante. Du coup, avec cet élément nouveau de la traduction, exactement comme dans les romans policiers, j’ai repris l’enquête à ses débuts : ici, la langue allemande. L’entrecroisement du champ étymologique avec celle-ci permet de faire apparaître la proximité étonnante des travaux de Freud avec ce que Lacan a ensuite formalisé par les différents schémas du miroir.

Ce terme de « récusation » est en pleine élaboration et à étudier le texte de Patronymies, où Marcel Czermak lui consacre tout un chapitre, on s’aperçoit que c’est un concept qui se cherche. Depuis qu’il a commencé à en parler, il y a eu moult controverses et débats à ce sujet. Je reprendrai donc, pour commencer, ses propres occurrences. Pour continuer la trame de sa recherche, j’amènerai la question de la récusation dans le domaine de l’enfant. C’est là que ce concept a été le plus détourné de la définition donnée par Marcel Czermak, pour se trouver à recouvrir un champ difficile à cerner, peut-être en partie du fait d’une question de rigueur méthodologique en clinique infantile tout court.

De fait, le terme de « récusation » n’existe pas en tant que concept ni chez Freud, ni chez Lacan. Il touche à la problématique du refoulement, mais aucun des termes existants ne recouvre le domaine qui reste à explorer plus avant : ni refoulement à proprement parler, ni déni, ni dénégation, ni forclusion, ni clivage ne rendent compte de ce qu’il aborde. Les descriptions cliniques de Marcel Czermak le circonscrivent, notamment dans Patronymies, qui traite de l’oubli du nom propre, mais aussi dans l’article sur un cas d’amnésie d’identité [1] s’exprimant par des formations orthographiques particulières qui effacent des différences légères de terminaison de mots par une écriture simplifiée. Cet effacement touche à la question phallique. Le principe de la « récusation », son signe clinique, est la correspondance entre un trou dans la représentation et la disparition de l’angoisse. Cependant, il s’agit là d’un processus réversible, et dès que la mémoire est retrouvée, l’angoisse revient à son tour. La clinique infantile en comporte aussi des exemples. Le deuil traumatique peut entraîner chez certains enfants l’effacement d’un pan de leur histoire et permettre ainsi d’écarter l’angoisse concomitante. Ce qui rapproche cette clinique de celle de Marcel Czermak, est l’impossible articulation du fantasme.

Sur le plan d’une recherche fondamentale j’ai choisi d’interroger l’étymologie du mot de « récusation » en l’approchant par sa traduction en allemand, citée une fois par Lacan dans les Ecrits. Ce détour m’a permis de découvrir des associations évidentes en allemand et tout à fait insolites en français. Je vous en livrerai le cheminement et les hypothèses que j’en retire quant au rapport entre la relation anaclitique et la récusation. On verra, grâce à la langue allemande, que ces deux concepts se réfèrent à une topologie qui m’aidera à étayer l’idée que la récusation touche à la question de la fonction phallique.

Suite à ces développements étymologiques, je reprendrai les travaux de Renaud Noguès qui a répertorié les recherches sur la portée du nom propre dans la construction subjective et les cas cliniques présentés par Marcel Czermak. On y verra clairement que le concept de « récusation » n’a rien à voir avec les récentes utilisations quant aux accidents du refoulement en matière de clinique dite postmoderne.

 

Récusation, occurrences

 

Occurrences chez Jacques Lacan

 

Comme il ne s’agit pas d’un concept, chez lui, une seule occurrence de ce terme paraît pertinente pour notre débat :

L’Un est quand il est véridique quand il dit ce qu’il a à dire quand on va où ça va, en tout cas à la totale récusation de l’être, d’aucuns voudraient en faire une ontologie. Il n’y a pas d’autre existence de l’Un que l’existence mathématique[2].

Lacan lui-même n’élabore pas ce concept de récusation. Il utilise le mot soit de manière aléatoire, comme formule stylistique, soit en rapport avec la fonction de la parole [3], en rapport avec l’imaginaire comme récusé [4], en rapport à la lettre [5] dans un contexte immédiat. En revanche, curieusement, le terme de « Ablehnung » apparaît une fois. A propos des difficultés énumérées par Ferenczi, rencontrées dans le transfert par le psychanalyste, Lacan note celle de la « Ablehnung », le « très peu pour moi », comme il le traduit, c’est-à-dire, « cela ne me concerne pas » [6]. Dans ce texte, Lacan affirme qu’il tient cette expression du texte ferenczien sur « l’élasticité de la technique psychanalytique ». Une recherche dans la traduction de celui-ci ne permet absolument pas de repérer une quelconque occurrence de quelque chose qui pourrait s’apparenter à « Ablehnung » chez Ferenczi. Renseignement pris auprès de la traductrice de Ferenczi du hongrois en français, les choses s’éclairent quelque peu. Le texte mentionne en effet les résistances de l’analyste, sa difficulté à admettre que parfois il a tort, mais sans plus [7]. Il s’agirait donc davantage d’une liberté que s’est prise Lacan avec le texte, et partant d’une trouvaille intéressante. « Ablehnung » est le mot allemand pour « récusation ». Ceci ouvre des perspectives passionnantes pour le concept à partir de la traduction allemande. En effet, l’allemand utilise le même radical de « -lehnung » pour « Ab-lehnung » et pour « An-lehnung », traduit en français par le terme assez malheureux d’« étayage », donc en rapport avec l’identification. Nous verrons en effet que cette traduction s’avère impropre par rapport à ce que les textes freudiens supposent.

Le glissement d’étayage à récusation, ou plutôt, de « Anlehnung » à « Ablehnung », est intéressant, puisqu’il permet de faire un lien structural. La relation anaclitique suppose une séparation d’avec l’objet contre lequel on s’appuie dans la construction du « rapport à l’objet », comme dit Freud, et la récusation suppose un refus de quelque chose, un mouvement d’éloignement.

Un parcours à travers la traduction et l’analyse étymologique des termes en allemand, permet de dessiner les contours d’une topologie que le simple mot de récusation ne pouvait pas laisser apparaître sans le détour par la langue de Freud. Et cela ouvre des perspectives et des rapports intéressants.

 

Occurrences chez Marcel Czermak

 

La récusation en tant que concept est une invention de Marcel Czermak. Elle apparaît sous différentes formes dans son texte à propos des amnésies d’identité. La première est « la récusation du Nom-du-Père » [8], telle qu’elle apparaît dans le titre de l’article qu’il lui consacre dans « Patronymies ». La seconde, sur la même page (51), est « la récusation de ce qui – dans le Nom-du-Père – engendre contraintes et arrimages. » La troisième occurrence se trouve p. 56 : « ils récusent ce qu’implique et véhicule la fonction paternelle », ainsi que p.58 la « récusation de ce qui dans le patronyme renvoie à la fonction paternelle », comme 4e occurrence, et enfin, la 5e et la 6e, p.58 également : « ces amnésies d’identité qui n’ont rien de psychotique, récusent la fonction symbolique que supporte le nom. Mais s’attaquant à elle, ils ne parviennent pas à la détruire ; entraînant du même coup leur patronyme dans les oubliettes ; ils ne parviennent pas à récuser ce que Lacan appelait le Nom-du-Père. »

Ces occurrences de 2 à 6 viennent infléchir la première qu’indique le titre : ce n’est donc pas le Nom-du-Père en tant que tel qui est récusé, mais quelque chose qu’il véhicule.

Cela me permettra de reprendre le rapport entre récusation et fonction phallique.

Marcel Czermak souligne que la particularité de la récusation, telle qu’il la définit, est de permettre, par le truchement de l’oubli du patronyme, entre autres, de dégager le sujet de toute angoisse : à proprement parler, « le sujet est manquant à sa place ».Marcel Czermak insiste sur le fait que ce phénomène semble spécifiquement masculin, du fait même que « le rapport de l’homme à son nom est d’une autre nature que celui qu’entretient la femme » [9].

 

Recherches étymologiques

 

récuser

définition Robert : terme juridique – récuser un témoin, la compétence d’un tribunal
se récuser : affirmer son incompétence sur une question ; refuser de donner son avis, d’assumer une responsabilité.

dictionnaire historique de la langue française Robert : XIIIe siècle, emprunté au latin recusare : repousser, refuser, protester contre, opposer une objection, de re (marquant le mouvement vers l’arrière) et de causa (cause, motif et procès). Recusare, par l’ancien verbe reüser, a donné ruse. Il y a un lien à faire entre re-jet et causa, objet cause du désir.

traduction allemande : ablehnen
en général : refuser, condamner
se récuser : se déclarer incompétent, embarrassé de (dire, faire)
einen Zeugen als befangen ablehnen: récuser un témoin pour cause de suspicion légitime.

Ce terme de « ablehnen » ouvre une nouvelle voie. Il est composé d’un radical « lehnen » et d’un préfixe « ab ». Lorsqu’en allemand, il y a ce préfixe, il existe toujours le préfixe opposé correspondant : « an ». L’un exprime l’éloignement, l’autre le rapprochement. Les deux se répondent dans un mouvement qu’ils impriment au radica

 

an

traduction : adverbe et préposition de temps et de lieu : indication d’un moment, d’un lieu : à, sur, proche de
Verbzusatz zur Bezeichnung der Richtung (anlachen), des Handlungsbeginns (anfangen), der Fortdauer des Ergebnisses (anbinden)
Préfixe pour indiquer la direction, (sourire à quelqu’un), du début d’une action (débuter), de la continuation d’un effet (attacher)
dicht, bei, nahe u.a., tout près, près de, entre autres

étymologie : an, entlang, à, le long de
ana (griechisch/grec)
verwandt/apparenté : ahnen, se douter de, pressentir, présager,
ähnlich: semblable, ressemblant

 

ab

traduction : adverbe et préposition de temps et de lieu, exprimant l’éloignement
étymologie: vom indogermanischen apo, lateinischen ab, in Zusammensetzung mit Verben der Bewegung, des Hauens, des Schneidens u.a.
de l’indogermanique apo, du latin ab, composé avec des verbes du mouvement, l’acte de frapper, de couper, entre autres
als Präfix: von-weg
Comme préfixe, indiquant la séparation de quelque chose, l’éloignement

 

lehnen

traduction: appuyer, adosser contre (an einen stützenden Gegenstand stellen)
étymologie : verwandt mit dem griechischen klinein (neigen, anlehnen), dem lateinischen inclinare (neigen, beugen),
apparenté avec le grec klinein (pencher, appuyer contre) et le latin inclinare (pencher, plier)

Le mot allemand, « lehnen » est à la fois de l’ordre d’une topologie, lieu d’appui, et de l’ordre de la nomination. Par sa racine gréco-latine, « lehnen » touche aux fondements de la pratique médicale, la « clinique ». Mais il y a plus encore : par sa racine gothique, h(leo), lehnen provient aussi du mot qui désigne la tombe et la pierre tombale, posée sur, appuyée contre la sépulture, lieu ultime de l’inscription du nom.

 

Lehne

traduction: dossier d’une chaise
pente, versant d’une montagne
étymologie : althochdeutsch Grab, Grabmal (h)leo (8 Jh)
Ancien allemand sépulture, pierre tombale

Hlain (gothisch) Hügel u.a
Gothique, colline, entre autres
hlίδ (islandais, prononcé :„ kliδ “ ) flanc d’une montagne, pente, coteau
Klient, der Schutzbefohlene
Le client, celui qui est confié aux bons soins, à la protection

 

anlehnen

traduction: Verdoppelt mit anlehnen an jemanden lehnen
Redoublé avec „an“ (s’appuyer contre qn)
Appuyer, adosser, entrouvrir (porte)
Im bildlichen Sinn: sich an eine Vorlage lehnen
Au sens figuré, s’inspirer de
sich an jemanden lehnen: s’appuyer sur quelqu’un (on a là le lien avec l’étayage)
-> anaclitique
in Anlehnung an : selon le modèle
eine angelehnte Türe, une porte entrouverte

 

ablehnen

traduction: refuser, rejeter, récuser dans le sens juridique
étymologie: zurückweisen, verweigern, ausschlagen, mißbilligen (um 1500), etwas Angelehntes wegnehmen
enlever quelque chose qui est appuyé contre autre chose, rejeter, refuser, récuser, désapprouver (autour de 1500)
unter Einfluß von declinare, etwas ablenken, abwehren, abschlagen
Sous l’influence du latin declinare, détourner quelque chose, refuser, rejeter
Angebotenes nicht annehmen, refuser une offre
Einer Forderung nicht stattgeben, ne pas répondre à une exigence
Nicht gelten lassen, ne pas admettre
Als nicht in Betracht kommend zurückweisen, rejeter comme n’entrant pas en ligne de compte
Sich weigern etwas zu tun, refuser de faire quelque chose
Abwehren, fern halten, rejeter, tenir à l’écart

 

Klinik

Verwandt mit lehnen, klinein, inclinare
Apparenté avec klinein, inclinare, pencher, (19. Jahrhundert/ 19e siècle)
Anstalt zum Unterricht in der Heilkunst, lieu d’enseignement de l’art de guérir
verwandt mit dem griechischen kline, Lager, Bett,
Apparenté avec le kline grec, couche, lit

 

Pour comprendre l’articulation entre la relation anaclitique et la récusation, un parcours à travers les différentes occurrences de „anlehnen“ et de „ablehnen“ est donc tout à fait utile. La langue allemande est une langue spatiale. « A sa base, elle dispose de deux mille cinq cents éléments radicaux simples, mais on peut en tirer plus de cent mille variables. [11]». En l’occurrence, ce terme de « lehnen », « anlehnen » suppose une surface verticale et un objet qui s’appuie contre. Nécessairement, il y a un petit espace entre, aussi infime soit-il. Freud le dit d’emblée, dans ses développements sur la relation d’objet, que l’enfant prend appui sur le sein maternel pour explorer le monde qui s’élargit au fur et à mesure, de manière métonymique. Par opposition, « Ablehnung » suppose que l’objet n’est plus appuyé contre le support, mais qu’il subit un mouvement inverse, d’éloignement. L’appui contre l’autre provient du fait même qu’il y a séparation dès la naissance, « sépartition », comme le dit Lacan, en agglutinant « séparation » et « partition ». « An-lehnung » veut dire « pendre appui », « prendre modèle ». Il y figure à la fois implicitement cet espace de jeu et de dépendance totale, la « Hilflosigkeit » dont parle Freud. « Eine angelehnte Türe », comme le laisse entendre l’expression, une porte entrouverte, peut laisser passer au moins la lumière. Elle n’est pas fermée, il y a une verticalité dédoublée, alors que la notion d’étayage, « soutenu par un étançon », suppose un pilier de soutien vertical et solide d’une surface horizontale, sans espace entre. L’étai, en langage maritime, est un arrimage solide, sans espace de jeu. Vu sous cet angle, la traduction par étayage de la notion freudienne de « Anlehnung » est effectivement impropre. Il est tout de même intéressant de noter que le mot de « Anlehnung » laisse l’espace ouvert à l’objet (a) de Lacan. Ce sera l’enjeu de la récusation. Dorénavant, et pour des raisons de clarté, j’utiliserai l’expression d’« appui contre, sur » pour « Anlehnung », ou l’adjectif, communément admis, d’anaclitique. S’appuyer contre ou étayer ne renvoient pas à la même figure spatiale.

L’« étayage », terme malheureux, s’il en est, a été introduit par B.Reverchon-Jouve, dans sa traduction de Freud (Les Trois Essais sur la Sexualité). Il a eu la préférence de Laplanche et Pontalis, au détriment de « relation anaclitique », par manque de substantif, selon eux, et s’est ainsi éloigné de l’école anglaise qui a développé beaucoup plus avant la notion de relation anaclitique, notamment sous l’aspect de la dépression (Klein, Winnicott, Spitz). La position verticale implique une spatialité qui convient tout à fait à la fonction de miroir, comme premier écran sur lequel se reflète l’objet, à l’instar du miroir concave dans le schéma de Bouasse. D’emblée il y a indication des premiers éléments entrant en jeu dans la dynamique spéculaire. Par le concept d’étayage, la traduction a donné lieu à des développements théoriques du type de l’empathie, de la fusion, confondant deux éléments, les collant, les entant, les enchevêtrant les uns dans les autres, alors que Freud les sépare d’emblée.

Par cette alternance entre « an » et « ab », l’allemand introduit le mouvement, la respiration, et partant, la temporalité. Pour « ablehnen », il faut d’abord « anlehnen ». Le point de départ du travail du symbolique est compris dans le « an », et on doit se rappeler tous les travaux de Freud sur la fonction de la négation pour saisir la force que comporte ce simple préfixe de « ab ». Cela souligne d’emblée que la « Ablehnung » implique le refoulement, pour le moins le refoulement primaire, mais que le processus du refoulement secondaire s’est enrayé en cours de route, dans la « Ablehnung », laissant le travail inachevé. Comme corollaire, la temporalité, telle que Lacan la définit dans le temps logique, est figée. Espace et temps vont de pair.

 

Anlehnen, occurrences

 

occurrences chez Freud

La libido est d’ordre masculin, quel que soit le sexe et indépendante de son objet [12].

Ce n’est pas sans bonne raison que téter le sein de la mère est devenu paradigmatique pour toute relation amoureuse. Trouver un objet est à proprement parler le retrouver [13].

La psychanalyse nous montre qu’il y a deux chemins pour trouver l’objet, premièrement celui qui s’appuie sur les modèles infantiles précoces et deuxièmement celui, du type narcissique, qui passe par la recherche de son propre moi, « das eigene Ich », et qui le trouve dans l’autre [14]

Die volle Objektliebe nach dem Anlehnungstypus ist eigentlich für den Mann charakteristisch.

 Trad. : L’amour objectal plein, selon le type anaclitique est à proprement dit caractéristique pour l’homme [15]

Sie zeigt die auffällige Sexualüberschätzung, welche wohl dem ursprünglichen Narzißmus des Kindes entstammt und somit der Übertragung derselben auf das Sexualobjekt entspricht.

 Trad. : Elle montre la surestimation sexuelle évidente qui certainement procède du narcissisme originaire de l’enfant et partant le transfert de celle-ci sur l’objet sexuel [16].

(…) wir ziehen die Annahme vor, daß jedem Menschen beide Wege zur Objektwahl offen stehen.

 Trad. : (…) nous préférons l’hypothèse que pour chaque être humain les deux voies vers le choix d’objet sont ouvertes. [17].

A propos du garçon : Ganz frühzeitig entwickelt es für die Mutter eine Objektbesetzung, die von der Mutterbrust den Ausgang nimmt und das vorbildliche Beispiel einer Objektwahl nach dem Anlehnungstypus zeigt.

 Trad. : Très tôt il développe pour la mère un investissement d’objet qui prend son départ du sein maternel et qui est l’exemple paradigmatique d’un choix d’objet selon le type anaclitique [18].

Sie erinnern sich an die Objektwahl nach dem Anlehnungstypus, von dem die Analyse spricht? Die Libido folgt den Wegen der narzißtischen Bedürfnisse und heftet sich an die Objekte, welche deren Befriedigung versichern. So wird die Mutter, die den Hunger befriedigt, zum ersten Liebesobjekt und gewiß auch zum ersten Schutz gegen alle unbestimmten, in der Außenwelt drohenden Gefahren, zum ersten Angstschutz dürfen wir sagen.“

 Trad. : Vous vous rappelez le choix d’objet selon le type anaclitique dont parle l’analyse ? La libido suit les chemins des besoins narcissiques et se fixe à des objets qui assurent la satisfaction. C’est ainsi que la mère qui satisfait la faim, devient le premier objet d’amour et certainement aussi la protection première contre tous les dangers indéfinis qui menacent dans le monde extérieur, nous pouvons même dire qu’elle est le premier pare-angoisse [19].

Ce qui apparaît déjà clairement dans les formulations de Freud est ce tripode de la relation anaclitique, de l’objet métonymique et de l’angoisse. Il me semble que cela ouvre une piste importante pour le développement de la question de la récusation.

 

Occurrences chez Lacan

La relation anaclitique, comme appui contre : d’aucuns en ont fait une réaction de défense. Chez Freud ce type de relation s’exprimerait bien plus comme besoin d’être aimé que comme besoin d’aimer [20].

Dans la survivance chez l’adulte, il s’agit de la prolongation d’une position infantile…pour l’homme, sa recherche d’une femme maternelle dans la vie adulte, comme ayant besoin de retrouver en lui l’objet qui est l’objet phallique [21].

C’est donc une relation marquée par le mode imaginaire, excluant la dialectique qu’introduit le quatrième terme, le père, par l’interdiction de l’inceste [22].

Que se passe-t-il si c’est la relation imaginaire qui devient la règle et la mesure de la relation anaclitique ? Il en adviendra exactement ceci, c’est qu’au moment où entrent dans le désaccord des liens pour une raison quelconque évolutive des incidences historiques de la relation de l’enfant à la mère par rapport au tiers objet, objet phallique, qui est à la fois ce qui manque à la femme et ce que l’enfant a découvert qui manque à la mère, il y a d’autres modes de rétablissement de cette cohérence. Ces modes sont des modes imaginaires, qui, non typiques, consistent dans l’identification de l’enfant à la mère, par exemple à partir d’un déplacement imaginaire de l’enfant par rapport à son partenaire maternel, le choix à sa place, le choix pour elle de ce manque vers l’objet phallique comme tel. Le schéma que je vous ai donné n’est rien d’autre que le schéma de la perversion fétichiste. […] la perversion a cette propriété de réaliser un certain mode d’accès à cet au-delà de l’image de l’autre qui caractérise la dimension humaine, mais elle le réalise simplement dans un moment comme en produisent toujours les paroxysmes des perversions, qui sont en quelque sorte des moments syncopés dans l’intérieur de l’histoire du sujet [23].

Lacan, citant Freud, parle de moments de passage à l’acte qui dans l’union de deux individus arrachent chacun à lui-même et qui, pour un instant fragile, transitoire, voire virtuel, constituent cette unité. Moments syncopés, non ordonnés symboliquement.

Pour le fétichisme, Lacan le souligne, cet objet est inanimé. « On n’est jamais aussi tranquille qu’avec sa pantoufle ».

(…) pour le moment, si c’est à l’objet qu’il s’identifie, il perdra, on peut dire, son objet primitif, à savoir la mère, il se considèrera lui-même pour la mère comme un objet destructeur, c’est ce perpétuel jeu, cette profonde diplopie qui marque toute l’appréhension de la manifestation fétichiste [24].

Ce sont des relations qui se déroulent sur un plan analogue, métonymique, que nous pouvons considérer comme essentiellement perverses…..la relation d’objet ne faisant intervenir qu’imaginaire et réel [25].

C’est en phallicisant la situation que la fille entre dans l’Œdipe ; c’est en tant qu’elle ne le possède pas, que la fille va être introduite dans la symbolique du don [26].

La fonction de la perversion du sujet est une fonction métonymique [27].

Sur le voile se peint l’absence. Ce qui est au-delà comme masqué tend à se réaliser comme image, si l’on peut dire. « Le sujet est donc ici, et l’objet est cet au-delà qui n’est rien ou encore le symbole, ou encore le phallus qui manque à la femme. Mais dès que se place le rideau, sur ce rideau peut se peindre quelque chose qui dit, l’objet est au-delà, et c’est l’objet qui peut prendre la place du manque, et comme tel aussi être le support de l’amour, mais c’est en tant que justement qu’il n’est pas le point où s’attache le désir [28].

Il y a un fragile équilibre qui s’appelle l’illusion, qui est à chaque instant à la merci de l’écroulement ou du lever du rideau. « Cette descente sur le plan imaginaire du rythme ternaire sujet – objet – au-delà, qui est fondamentale de la relation symbolique, cette projection dans la fonction du voile de la position intermédiaire de l’objet, c’est de cela qu’il s’agit [29].

 

Die Aufhebung comme mécanisme lié à la Anlehnung

La « Anlehnung » donne les repères topologiques, à l’intérieur desquels va pouvoir se dérouler un processus déterminé par le refoulement primaire : entre sujet et Autre, dans cet espace ouvert par le refoulement originaire, un événement majeur se déroule : la « Aufhebung », (acte de soulever, de conserver, d’annuler). Avant qu’il y ait objet, il y a un espace qui fait pôle d’attraction. J’emprunte ce terme de « Aufhebung » au texte de Jean Hyppolite à propos de la « Verneinung » (la dénégation). C’est lui qui fait remarquer la dimension double et contradictoire de ce terme, développée par Hegel. Il convient tout à fait à cet étrange objet…sans existence, marquant simplement l’endroit du manque, l’interstice, le masquant tant bien que mal. C’est le pied dans la porte. Ce terme, dans son ambiguïté holophrastique, se prête bien à l’usage qu’en fait le sujet dans la construction du langage, avant que le refoulement secondaire ne vienne entraîner dans l’oubli la part dorénavant inconsciente. Il qualifie le mécanisme métonymique qui, de proche en proche, s’approprie progressivement le monde. La métonymie permet l’holophrase, la métaphore non. La première est le mécanisme du refoulement primaire, constituant le réservoir des représentants psychiques, avant le refoulement secondaire qui donne naissance à la représentation, rendu possible par la métaphore paternelle.

Mais comment fonctionne donc ce refoulement primaire, qui permet une première expression de la subjectivité? Jean Hyppolite [30] reprend un article court mais majeur de Freud pour déplier les fonctionnements de la dénégation, la «Verneinung ». Dans cette conférence, tenue dans le cadre des séminaires de Lacan, il revient sur le texte de Hegel qui avait travaillé ce concept, bien plus que Freud d’ailleurs. Voici ce que Hegel relève : « Par aufheben nous entendons d’abord la même chose que par hinwegräumen (abroger), negieren (nier), et nous disons en conséquence, par exemple, qu’une loi, une disposition, etc., sont aufgehoben (abrogées). Mais, en outre, aufheben signifie aussi la même chose que aufbewahren (conserver), et nous disons en ce sens, que quelque chose est bien wohl aufgehoben (bien conservé). Cette ambiguïté dans l’usage de la langue, suivant laquelle le même mot a une signification négative et une signification positive, on ne peut la regarder comme accidentelle et l’on ne peut absolument pas faire à la langue le reproche de prêter à confusion, mais on a à reconnaître ici l’esprit spéculatif de notre langue, qui va au-delà du simple ‘ ou bien – ou bien’ propre à l’entendement [31]. » C’est donc un mouvement tout à fait contradictoire, mais tellement juste, lorsqu’on observe le petit enfant ! A ce sujet il faut rappeler le texte de Freud sur le double sens des « Urworte », des mots originaires [32]. Dans ce texte il fait référence à des développements philologiques qui confirment ma thèse du rapprochement des fonctionnements psychiques du tout petit et du développement du langage et des langues.

Freud, de son côté, utilise peu l’expression de „Aufhebung“, mais il signale toujours, combien de travail reste à faire pour explorer la question du refoulement primaire. Il en va de même avec les différentes formes de négation. Du coup, la notion de „Aufhebung“ vient chez lui uniquement dans le sens de la levée du refoulement, en rapport avec la négation et comme forme de prise de connaissance du refoulé, qui permet de lever le refoulement sans le lever [33]. Jean Hyppolite reprend ce terme et le développe avec l’apport hégélien qui est considérable. Il souligne que la négation est une façon de présenter notre être sur le mode de ne l’être pas : « voilà ce que je ne suis pas. » Pour lui, c’est une forme de la sublimation, une suspension du contenu intellectuel, qui se sépare de l’affectif. Ce qui naît ainsi, serait la pensée en tant que telle, mais pas avant que le contenu ait été affecté d’une négation. Il dit plus loin : « Il faut considérer la négation du jugement attributif et la négation du jugement d’existence, comme en deçà de la négation au moment où elle apparaît dans sa fonction symbolique. Au fond, il n’y a pas encore jugement dans ce moment d’émergence, il y a un premier mythe du dehors et du dedans.» Pour lui, il y a antériorité des deux jugements, d’attribution et d’existence, par rapport à la négation, et partant aux phénomènes liés au refoulement secondaire. Cette antériorité suppose un mécanisme d’articulation, auquel selon moi, la notion de « Aufhebung », convient tout à fait.

Une étude étymologique du terme fait en effet apparaître un aspect intéressant qui touche à l’entrée dans le langage du bébé. En effet « aufheben » désigne donc le geste de soulever, mais aussi l’acte de conserver. Chez le bébé, geste et objet se confondent encore. Quand il tend la main vers le bonbon, ce dernier devrait déjà être dans la bouche ! Geste, objet et temps sont compactés, de manière holophrastique. Peu à peu seulement l’enfant apprend à attendre et à rêvasser, à halluciner l’objet en son absence, à séparer l’espace et le temps. Le monde du bébé est dominé par la confusion qui donne lieu au premier processus d’appropriation du symbolique, caractérisé par la métonymie. Nous connaissons tous les situations, où le doudou a été oublié et où un foulard ou un T-shirt porté par maman ont fait effet d’apaisement. Par contiguïté, l’odeur de maman est / fait fonction de / présence. C’est maman et ce n’est pas maman. Cette contiguïté montre bien, à quel point la subjectivité, à ce moment-là, est suspendue – même appendue, si l’on pense à la métaphore de l’allaitement – à l’Autre tutélaire. D’où les dangers d’un traumatisme précoce touchant aux liens primordiaux.

 

Conséquences théoriques et cliniques

 

La récusation telle que Marcel Czermak la définit dans la clinique de l’adulte

 

La récusation est une réaction de défense contre une irruption incontrôlable d’affect, toujours liée à un événement traumatique. En tant que processus économique, elle permet au sujet de se mettre à l’abri d’une éventuelle désorganisation psychotique, tout en en payant le prix fort : il y perd son nom, il y perd son lieu. Le sujet est manquant à sa place. L’atopie est liée holophrastiquement à l’absence de nom. Ce phénomène montre bien que ce qui est atteint touche aux mécanismes du refoulement secondaire. C’est à cet endroit que la notion de « Aufhebung » prend toute son importance : en tant que mécanisme dynamique du refoulement originaire, elle permet certes une construction subjective, mais de par son fonctionnement, elle peut aussi bien compacter objet et acte qu’abolir, « aufheben », les signifiants majeurs y contribuant. Ils ne seront pas pour autant forclos, ils seront mis en bonne place « wohl aufgehoben », en attendant que cesse la situation de danger. Le fonctionnement holophrastique colle les signifiants à l’affect, les mettant à l’abri par l’oubli protecteur.

 

Incidences du rapport entre « Anlehnung » et « Ablehnung » sur le questionnement clinique chez les enfants

 

Le petit de l’homme dépend de l’autre non seulement pour sa survie physique ; tout l’enjeu de l’objet (a), et partant son être de sujet, se joue dans l’espace hors de son corps, entre lui et cet A/autre sur lequel il s’appuie. C’est l’espace d’« investiture » subjective, comme dirait Lacan, et ce processus suppose un travail qui suit les arcanes de la dynamique subjective par rapport à la castration.

Cet objet qui semble « satisfaire », n’est jamais que le rappel de ce que cet espace, d’emblée, est vide. Cependant, c’est dans lui que se déroule le processus qui marque d’abord la séparation de l’objet par rapport au signifiant qui le désigne, puis la découverte que cet objet qu’on peut désirer, c’est un autre qui peut en jouir, enfin, que cet objet, tant convoité, n’est que le leurre qui masque le vide/la Chose [34]. L’espace reste non figurable, susceptible d’être à la fois trop plein et trop vide. C’est un espace de turbulence, dans lequel sont convoqués tous les objets que l’imaginaire appelle pour répondre au malaise créé par le manque. Lieu de l’angoisse, lieu de l’objet (a). C’est aussi l’espace du travail qu’impose le nouage des trois registres et l’objet n’en est que le support, le truchement, par l’intermédiaire duquel le sujet se constitue.

C’est dans ce contexte que Freud parle de « Hilflosigkeit » comme suite, conséquence, de l’impuissance humaine. «..l’angoisse..non seulement elle n’est pas sans objet, mais elle désigne très probablement l’objet, si je puis dire, le plus profond, l’objet dernier, la Chose. …….L’angoisse détermine l’émoi……l’angoisse produit la cause………..c’est le moment où le champ de l’Autre, si l’on peut dire, se fend et s’ouvre sur son fond, quel est-il ce petit (a) [35] ? »

Marcel Czermak note que dans les moments traumatiques chez l’adulte qui donnent lieu à ce qu’il appelle « la récusation », disparaissent pour le sujet à la fois le nom et le lieu. Les retrouvailles ne se font pas toujours, parfois seulement partiellement, parfois jamais.

 

la récusation dans la clinique du deuil chez l’enfant

 

Une seule occurrence qui ressemble chez l’enfant à ce même phénomène, se rencontre dans les deuils traumatiques : certaines formes de perte violente déclenchent chez l’enfant des comportements que l’entourage a tendance à interpréter comme indifférence, alors qu’ils relèvent d’une protection de leur vie psychique. Ce qui semble caractériser ces occurrences, est le fait que suite à l’arrachement brutal d’un proche, père, mère, frère, sœur, l’enfant perd le souvenir de la totalité ou d’une partie de l’histoire qui précède et qui inclut l’événement traumatique lui-même. Il ne lui revient que partiellement, une génération plus tard, autour d’associations avec son propre enfant qui atteint l’âge qu’il a eu au moment des faits. Le deuil traumatique produit un retour aux sources des défenses psychiques, empêchant le refoulement secondaire. Le temps s’arrête, les mécanismes s’enrayent et ne il reste que le plus ancien, le plus efficace dans sa radicalité, la «Aufhebung » : le sujet met l’événement de côté, se met lui-même à l’abri du cataclysme pour trouver un semblant de survie. Retrouver l’événement, ce serait le retrouver intact, dans la violence même du choc. Tout comme chez l’adulte, c’est l’entourage qui réagit à cette forme paradoxale et pathologique d’absence de deuil et de douleur qui caractérise l’enfant à ce moment-là ; souvent, on lui reproche son apparente insensibilité. Exactement comme l’adulte, l’enfant se met à l’abri, a l’air insouciant. C’est une question de survie. L’adulte y perd son nom et son adresse ; l’enfant y laisse l’adresse précédente, avec et y compris, le/les disparus. Ici, la « Aufhebung », prend le sens d’une abolition, en tout cas temporaire et partant, une mise en réserve des contenus, éventuellement pour plus tard, parfois définitivement.

Nous voyons ainsi que ce premier fonctionnement psychique, la « Aufhebung », reste un mécanisme fondamental, plus précoce et plus radical que celui du refoulement secondaire et de la sublimation. Confronté à la question de la castration de manière trop brutale, tout sujet peut y avoir recours, en perdant une part importante de lui-même.

On peut émettre l’hypothèse qu’en perdant trop tôt ceux qui sont censés être le support des identifications phalliques, œdipiennes, le sujet choisit de renoncer aux représentations liées aux disparus, pour sauvegarder la capacité à en reconstruire d’autres sur une base qui est débarrassée des contenus de représentation mais qui en sauvegarde les mécanismes. Dans la pratique analytique, nous ne rencontrons ces enfants qu’exceptionnellement, et encore, pour des raisons d’agitation, alors. Nous pouvons donc formuler l’hypothèse que cette récusation précoce est aussi une réponse au déni de l’adulte par rapport au deuil dont celui-ci est affligé lui-même. L’équivocité de la notion d’adresse joue pleinement dans ce phénomène ; car ce qui disparaît avec l’événement, c’est la capacité de l’adulte à s’adresser à l’enfant en rapport avec le deuil, soit parce que l’adulte en question est mort (cf Anny Duperey), soit parce qu’il est pétrifié dans son propre deuil (cf Gérôme Garcin). L’agitation quasi maniaque de ces enfants endeuillés renvoie à la recherche d’ancrage, de lieu, à partir duquel parler redevient possible.

Ce sont ces deux textes littéraires qui vont me permettre d’illustrer le phénomène. La construction, pour chacun des deux enfants, autour de l’événement, n’est pas la même. Pour l’une, elle fait penser au sarcophage de verre ou de béton autour d’une centrale nucléaire dangereuse ; pour l’autre les constructions suppléantes portent la marque de la perte et sa doublure du côté de la représentation. Le premier texte est celui d’Anny Duperey [36], et le second est celui de Jérôme Garcin [37] . Les deux auteurs ne traitent pas la question de la même manière, mais pour les deux, des éléments de leur vie se sont effacés. Pour l’une, les retrouvailles avec les contenus « oubliés » ne se sont pas faites, malgré l’écriture. Pour l’autre, les ajustements se sont opérés au prix d’une souffrance extrême. Pour les deux, l’événement en lui-même est resté indicible environ un quart de siècle.

Anny Duperey a consacré « Le Voile Noir » au récit de son travail de recherche à partir de photos. Elle a perdu ses parents à l’âge de huit ans, suite à un empoisonnement accidentel au gaz dans leur salle de bains. Elle-même était ce jour-là dans une chambre voisine de cette salle de bain et avait entendu l’appel de ses parents. L’ignorant délibérément pour profiter de sa grasse matinée au lit, elle arrive trop tard pour leur venir en aide. Cette conscience du décalage temporel lui reste comme une énorme culpabilité. Il ne subsiste en elle du temps avant l’événement que la sensation d’un voile noir. Le livre qu’elle consacre aux photos de son père, photographe, retrouvées un jour dans un grenier, ne lui permet pas de recouvrer le souvenir enseveli, mais on sent qu’au fur et à mesure de l’avancement de l’écriture, c’est elle-même qui se reconstruit en reprenant la question du deuil. Comme chez les adultes amnésiques, l’enfant ne présente pas d’inquiétude, ce sont les autres qui s’agitent autour de lui.

Penser que seules les retrouvailles avec un contenu, un souvenir, puissent avoir valeur de mémoire est partir d’une hypothèse erronée. La mémoire est autre, comme le montre Anny Duperey : à la fin de son livre, il s’avère qu’elle n’a guère recouvré le souvenir de ce qui s’est passé durant les dix premières années de sa vie, elle a même soigneusement évité de faire appel à ceux des amis de son père qui auraient pu lui apporter des éléments nouveaux. Elle sentait dès le départ intuitivement que cela risquait d’empêcher le véritable travail de s’accomplir. Et qui s’est accompli. Elle décrit quelques-uns uns des écueils que ni le psychotique ni l’autiste n’arrivent à éviter et montre de quelle façon un deuil comme le sien peut menacer jusqu’aux fondements structuraux. Si légitimité d’un terme comme « travail de deuil », il y a, au-delà du sort qui lui a été, bien à tort, réservé depuis quelque temps par les tenants de l’efficacité – « tu n’as pas encore fait ton deuil ? », équivalant d’un silence imposé aux douleurs qui ne s’effacent jamais entièrement – c’est bien dans un livre comme celui-ci qu’elle trouve sa justification. Qui plus est, Anny Duperey y décrit toutes les étapes structurales qui sont à parcourir pour transformer une déchirure en œuvre.

Un matin, alors qu’elle travaille à son texte, son fils vient lui demander ce qu’elle fait.

– Tu sais, c’est le livre que j’ai commencé, l’été dernier, à propos de mes parents. J’essaie de le continuer.
– Mais…ils sont morts !
– Bien sûr, ils sont morts. Mais j’ai tout de même envie d’écrire sur eux parce que j’y pense toujours.
– Il médita la chose en silence, le visage lisse et calme, puis il délivra posément son message d’une voix égale :
– Bon, il faudrait arrêter d’y penser maintenant.
[…] Quelques instants plus tard, je m’arrêtai de nouveau, frappée. Je venais de réaliser que mon fils avait exactement le même âge que moi, lorsque j’avais ouvert la porte de cette salle de bains [38].

Quelque chose se boucle ainsi dans un travail dont l’initiative n’est certainement pas sans rapport avec l’âge de son fils. Les dates anniversaires ont leur mot à dire.

Le message que son fils vient lui délivrer est le rappel de la temporalité. Dans le cataclysme qui s’est abattu sur elle, lorsqu’elle découvre ses parents mourants, asphyxiés dans la salle de bain, le temps s’est comme figé, le souvenir antérieur comme effacé. Les photographies de son père mort ne feront pas revenir le temps aboli, mais lui serviront de point d’appui pour penser sa vie à partir de là. Elle découvre la déchirure qui l’a traversée jusqu’à la couper totalement des autres. Si la trame de sa vie semble rompue, c’est parce que l’irruption de l’irréparable a touché à sa possibilité de faire appel. Le temps s’est arrêté sur cette sidération et il lui faudra l’intervention brutale de sa grand-mère paternelle qui l’avait accueillie après la mort de ses parents, pour recréer du lien.

« Jamais je ne parlais d’eux. Je n’exprimais aucun regret, ni abandon ni faiblesse. Je ressemblais, je crois, à une enfant extraordinairement vivante et gaie – trop gaie, peut-être. Je jouais avec une violence qui me laissait dans un état d’excitation proche de l’état second. On avait bien du mal à me calmer, m’a-t-on dit. Sans doute le répit m’était-il trop dangereux…Je vivais. Je survivais, je m’étourdissais de rires et de cris et l’on pouvait se dire, puisque je n’offrais jamais prise à la tristesse, que j’avais incroyablement « bien pris » la chose. On pouvait aussi en être effrayé et croire que cet enfant était une sorte de monstre[39]. »

Pour Jérôme Garcin, les processus ne sont pas les mêmes, et pourtant, le traumatisme a pour lui aussi cet effet d’effacement et d’écartement du deuil. A l’âge de 5 ans, il perd son frère jumeau, Olivier, d’un accident de voiture, auquel il assiste. Ce traumatisme va se doubler d’un autre vers l’âge de 17 ans : le père meurt d’une chute de cheval. C’est vers l’âge de 50 ans que Jérôme Garcin peut enfin aborder l’écriture du deuil de son frère. Il note alors, combien il a consacré toute sa vie à ce frère disparu, en colloque singulier avec lui, en recherche constante d’un jumeau, le trouvant, après un long temps de renoncement, dans le cheval et dans l’amitié avec Bartabas. Une rencontre avec un cousin plus âgé le confronte brutalement avec la transformation du souvenir.

Le texte du livre est une adresse au frère mort. « [Mon cousin] a contrarié l’idée que, depuis toujours, je me faisais de toi. Dans le couple [de jumeaux], j’étais en effet convaincu d’être le boxeur, le dur à cuire aux aplombs impeccables, et que tu incarnais au contraire l’angelot, le feu follet, l’âme distraite. ‘Détrompe-toi, me dit Fabrice, la tête brûlée, c’était Olivier [40]. »

Olivier, dans ce qu’il était, avait disparu et Jérôme, dans la représentation qu’il se faisait, était devenu son propre frère. La représentation n’est pas forclose, elle est « aufgehoben » et le protège de la douleur trop grande. Il reste de cet événement une gravité qui empreint toute la vie et seule l’écriture permet à Garcin de retrouver le sentiment de temporalité des vivants :

« Tu as fait de moi un jumeau qui n’a pu vieillir qu’en écrivant, c’est-à-dire en traçant sous abri son sillon, ligne après ligne, champ après champ. Je te dois cet immense privilège : converser avec toi le plus naturellement du monde par la seule magie des mots. Le silence qui est la vraie mort des absents, m’a été épargné [41]. »

Mais lui également, comme Anny Dupérey, constate la pauvreté du souvenir. L’effacement était à l’œuvre aussi.

Il y a dans la clinique du deuil traumatique un retour aux sources des défenses psychiques. Le temps s’arrête, les mécanismes s’enraient et ne il reste que le plus ancien, le plus efficace dans sa radicalité, la « Aufhebung » : le sujet met l’événement de côté, se met soi-même à l’abri du cataclysme pour trouver un semblant de survie. Retrouver l’événement c’eût été le retrouver intact, dans la violence même du choc. Nous voyons ainsi que ce premier fonctionnement psychique, la « Aufhebung », reste un mécanisme fondamental, à côté de celui du refoulement et de la sublimation. Confronté à la question de la castration de manière trop brutale, tout sujet peut y avoir recours, tout en perdant une part importante de lui-même.

Les deux textes nous mettent face à un mécanisme complexe pour un enfant. Celui-ci est en pleine construction. Pour Anny Dupérey et Jérôme Garcin, les choses s’étaient jusqu’alors passées sans encombre. La crise œdipienne était traversée ou en tout cas en déclin. L’événement qui déchire leur vie modifie radicalement la donne. Jusqu’à la fin de l’adolescence et au fur et à mesure que l’enfant s’approche de l’âge adulte, les phénomènes intra-psychiques qui contribuent à sa structuration, prennent le relais des phénomènes inter-psychiques. Mais force est de constater qu’à l’âge où intervient l’accident, pour les deux enfants, la dépendance par rapport à l’environnement était encore importante et vitale. Le silence qui entoure l’événement est comme une rupture brutale de la capacité à faire appel, par défaut de réponse de l’Autre. Quelque chose fonctionne comme un rappel des premiers temps de l’invocation du nourrisson. Sans réponse de l’Autre, c’est le repli. Ici, c’est le repli sur les fonctionnements premiers de défense, la « Aufhebung », seule à même de protéger l’enfant de la folie. Ce à quoi l’enfant est brutalement confronté, n’est pas tant le signifié phallique, que le signifié de la mort, castration ultime. L’apparente insensibilité des deux enfants qui continuent de tracer leur chemin sans parler de l’événement qui a déchiré leur vie, masque le travail qu’ils accomplissent de manière souterraine. Le tronc menacé de mort a produit un rameau de survie. Cela se fait au prix d’un isolement considérable.

Pour Anny Duperey, le contenu perdu reste à tout jamais introuvable. Pour Jérôme Garcin, il subit une transformation particulière. Ce frère jumeau perdu ressurgit dans les amitiés et amours gémellaires, dont les plus frappantes sont les liens avec le cheval et le Centaure, Bartabas. Par glissement métonymique le contenu est préservé sans faire surgir l’angoisse de mort. « Survivre à un frère jumeau est une imposture. Pourquoi moi et pas toi ? Sans cesse, il m’a fallu justifier d’être encore là, redoubler d’activités, mais aussi d’équité, donner une légitimité à mon entrain, combler jour après jour le vide que tu avais laissé, et tenter avec une rigueur d’orfèvre, d’équilibrer les deux plateaux du trébuchet [42]. »

Autre prix à payer : la perte de la temporalité : « Une part de moi est dans le présent décomposé, l’autre dans le passé recomposé [43]. »

Récusation du signifié de la mort, voici ce qui caractérise cette forme de protection qui permet à l’enfant de survivre au traumatisme. L’angoisse est contenue ou écartée et le contenu poursuit sa route parallèle.

Ce qui distingue cette forme de récusation de celle constatée chez l’adulte, c’est qu’elle concerne directement le lieu du sujet, là où chez l’adulte, c’est le patronyme et l’adresse postale qui disparaissent ; l’enfant se perd dans la disparition de l’adresse, de la parole adressée à lui par l’adulte pétrifié dans le silence. L’enfance se termine pour l’enfant traumatisé le jour du traumatisme. Poussé prématurément vers un fonctionnement adulte, il trouve refuge dans cette expression défensive archaïque qui le protège contre la déstructuration complète.

 

 

notes thèse en médecine de Renaud Noguès [44].

 

Remarques sur la fonction du nom propre. Patronyme, identification et amnésies d’identité. Etudes des cas répertoriés par Marcel Czermak

 

Un rapide parcours à travers les éléments essentiels de la thèse de Renaud Noguès permet de situer l’enjeu de cette forme particulière d’absence à soi-même. Traitant des caractéristiques du nom propre, afin de préciser ce qui disparaît lors d’une amnésie d’identité –forme pathologique qui répond au mécanisme de la « récusation », telle que Marcel Czermak la définit, Renaud Noguès relève un certain nombre de points saillants :

– Il est obligatoire, immuable, indisponible (ne peut pas être cédé), imprescriptible (ne peut être acquis ni ôté, peut être changé par mariage, exceptionnellement par désaveu de paternité, francisation, ou pour des raisons de préjudice) Il est là avant la naissance, une propriété inaliénable
– Il peut être changé à titre symbolique (esclave affranchi, religieux, etc)
– Renaud Noguès reprend la thèse de Lévi Strauss pour souligner que selon lui la différence n’est pas linguistique mais liée à la manière dont chaque culture découpe le réel.
– F. Héritier précise que le nom désigne d’avance une place, ce qui semble être confirmé par la particularité de la pathologie de l’amnésie d’identité qui abolit à la fois nom et adresse.
– Gardiner affirme que « les noms propres sont des marques d’identification reconnaissables ; non par intellect mais par sensibilité », càd par leur matériel phonétique, leur sonorité distinctive.
– Gardiner souligne également que ce n’est pas une marque de la famille, mais la marque de chacun de ses membres. La marque est donnée par le son en tant que distinctif. Ce n’est que parce que le nom comporte une différence sonore qu’il nomme.
– Renaud Noguès discute les thèses de Stuart Mill qui part de la différence entre dénotation (objet réel indiqué par le signe) et connotation (ensemble de valeurs affectives prises par le mot en-dehors de sa signification). Le nom propre serait une dénotation, puisqu’il n’implique aucun attribut particulier, n’indique rien sur leur porteur. Il n’a normalement aucune signification. Nous avons vu avec l’attribution de noms ridicules aux juifs, qu’en introduisant de la dénotation, l’on a introduit sciemment l’intention de dévaloriser l’homme porteur du nom. Pour Stuart Mill, le nom propre sert à la représentation mentale du porteur. Il est non connotatif.
– Pour le logicien Gottlob Frege, il n’y a pas de nom commun. Le nom propre reçoit des assignations d’entité qui lui donnent un sens.
– Pour Bertrand Russel, le nom propre est un « word for particular », permettant de désigner un objet hors de toute description. Le nom propre détient sa signification uniquement dans la dénotation. Il dénote quelque chose d’unique. Il est arbitraire. Le logicien arrive à définir « ceci » de « ceci est un nom », comme nom propre, et « Socrate » comme nom commun, puisque ce nom comporte comme référence des faits comme « Maître de Platon » et « ciguë ».
– pour W.Quine, qui élabore la théorie de la métanomination, il y a suppression du nom propre. Il y substitue un terme général : ainsi par les attributions (en référence à l’histoire de la personne), le nom devient prédicat.
– Pour Saul Kripke, il y a des désignateurs rigides, des expressions qui ne peuvent pas recevoir de conditions référentielles diverses, mais qui ont une référence pure, ainsi le nom propre mais aussi la désignation des espèces naturelles (chien, chat), de substances (or etc) grandeurs physiques (chaleur, lumière). Leur signification est déterminée par leur extension et pas par leur intension ou par leurs propriétés identifiantes. Il y a pour lui une cause de la référence qui consiste en une dénomination préalable, le « baptême initial ».
– Dernière remarque : Le nom propre ne se traduit pas. Il peut être translittéré. C’est cette particularité qui a aidé Champollion dans la lecture de la pierre de Rosette.

 

 

approche psychanalytique

 

Renaud Noguès fait un parcours systématique à travers les recherches de Freud et ses successeurs.

Freud note que les noms propres s’oublient plus facilement que les autres mots, peut-être du fait de leurs qualités particulières. Dans le texte de Signorelli, nous observons les mécanismes métonymiques dans les retrouvailles partielles du nom.

Stekel note des jeux d’artistes avec leur nom : Bach compose une fugue, Schumann regrette que son nom ne soit pas musical. D’autres encore se conforment à ce que le nom semble contenir de signification. Pour Stekel, il y a toujours un moment dans la vie où l’on se préoccupe de son nom, puis, adulte, en général, s’il n’y a pas de névrose, on ne s’en préoccupe que très peu. Abraham note des choix amoureux dictés par leur nom.

Dolto et Rosolato mettent en lien le nom propre et la soumission à la loi de l’interdit de l’inceste. La transmission patrilinéaire souligne la nécessité de s’éloigner de la mère.

Lacan dit : « Le sujet peut apparaître serf du langage, il l’est plus encore d’un discours dans le mouvement duquel sa place est déjà inscrite à sa naissance, ne serait-ce que sous la forme de son nom propre [45]. » Il renvoie dos à dos Gardiner (nom propre : la marque : le son en tant que distinctif) et Russel (nom propre dénote quelque chose d’unique : « ceci est un nom », comme nom propre, et « Socrate » comme nom commun). Pour lui, il n’y a pas de définition possible sans rapport du sujet à ce signifiant. Lacan fait un lien entre trait et lettre : la lettre n’est pas pure notation du phonème, mais relève du trait, cf la lettre qui reste dans la translittération du nom. Par ce biais, le nom propre renvoie aussi au trait dès la naissance, la place étant donnée dès avant la naissance. En logique, le nom occupe la place du zéro. Le nom propre n’est pas l’équivalent de S(Ⱥ) mais il en supporte la fonction. Du coup, pour Lacan, le nom propre est la marque de cette identification au trait unaire.

 

les pathologies

 

La thèse de Renaud Noguès situe clairement l’utilisation du concept de « récusation » tel que le définit Marcel Czermak. Il en ressort que celui-ci est beaucoup plus restreint que ne le laisse à accroire la récente littérature quant aux phénomènes de « clinique postmoderne ». Le terme de « récusation » y apparaît fréquemment dans le contexte du refoulement et semble se situer fort opportunément entre la forclusion et le refoulement secondaire, mais prive du coup la théorisation du tranchant nécessaire quant à la définition de la structure. Il ne paraît en effet pas nécessaire d’inventer d’autres structures et mécanismes pour rendre justice du glissement qui s’est fait progressivement dans le rapport à la castration. Force est de constater que cela démontre davantage une certaine faiblesse méthodologique qu’une véritable trouvaille. Pour Marcel Czermak, la « récusation » recouvre tous les cas cliniques qui relèvent de l’amnésie d’identité, et du domaine de la névrose, tout en étant particulière, puisque, en tant que symptôme, elle fait disparaître l’angoisse tant que celui-ci perdure. Marcel Czermak note évidemment aussi la fragilité de l’identification au trait chez certains psychotiques en citant le cas d’un jeune homme qui change de nom pour des raisons d’héritage et à qui par erreur fut adjoint le nom de sa mère au lieu de celui de son beau-père : ce phénomène déclenche un vacillement psychotique autour de tout ce qui n’est pas à sa place. Il souligne suite à Séglas, combien de fois ces patients psychotiques parlent à la troisième personne d’eux-mêmes. Quand le sujet psychotique perd son nom, il devient immortel, il perd son temps et son espace, ce qui fait tenir son corps.

Beaumont cite le cas de Mme Zarichian qui délire autour d’« être chien », le nom devient réel. Le nom propre devient nom commun.

 

Cas cliniques répertoriés par Marcel Czermak

 

Tous ces cas relèvent exclusivement de l’amnésie d’identité et concernent les malades qui ont été hospitalisés dans le service de Marcel Czermak. Ils seront présentés de manière succincte, afin d’étayer la définition du concept.

– jeune homme 35 ans, trouvé dans un aéroport, amnésique :

Ce jeune homme présente une amnésie totale. Depuis l’hospitalisation, tout est mémorisé, comme seul moyen de soutenir une forme de présence et de durée. Il y a une totale absence d’anxiété. Il a été victime d’un incident dont il est étranger. Les entretiens s’avèrent laborieux, le jeune homme présente néanmoins une adaptation parfaite au contexte dans lequel il vit durant l’hospitalisation. Le souvenir revient après 10 jours, sans joie ni surprise.

Son histoire : les liens avec son père son extrêmement dégradés. Quand il s’adresse à lui, celui-ci ne lui répond pas directement, mais se tourne vers la mère pour lui demander : « Qu’est-ce qu’il dit ? ». Pendant 12 ans, ils ne se parlent plus. Il tente une vie de couple, échoue, quitte sa femme ainsi que les deux enfants qu’ils ont ensemble. Il se met à « naviguer » entre différents emplois et lieux d’hébergement, dont la maison de son ex-femme. Peu avant son amnésie, il se sépare des derniers objets lui appartenant. A l’âge de 28 ans, il fait une tentative de suicide. Il ne peut pas s’engager en son nom. La levée de l’amnésie qui intervient au bout d’un certain temps, ne change rien à son discours : celui-ci est sans relief, il hésite à s’engager, mais l’anxiété est revenue. Il fugue avec une jeune psychotique après 5 semaines. Il veut se marier avec elle, lui fait un enfant. Mais il la ramène à l’hôpital, délirante, sans soins, enceinte ; il hésite à reconnaître l’enfant. Suite à cela, il reprend contact avec sa famille comme si de rien n’était. Marcel Czermak relève un contexte d’anonymisation, l’incapacité de cet homme à s’engager

– jeune homme 30 ans, amené par police secours :

Ce jeune homme présente une amnésie uniquement sur les éléments qui pourraient l’identifier. A l’admission, on note une plaie récente au poignet et plusieurs traces de blessures anciennes. Il a gardé des souvenirs biographiques, mais les noms propres ont disparu. Il se déclare victime d’une agression. Il ne présente pas de syndrome confusionnel. Il change d’adresse fréquemment. Les entretiens sont extrêmement laborieux.

Avant l’hospitalisation, il a une aventure sentimentale : une jeune femme qu’il a connue au café le fait envisager immédiatement un projet d’avenir. Il la demande en mariage 15 jours après leur rencontre et s’écroule quand elle lui annonce être enceinte d’un autre homme.

Cinq jours après son admission, il « retrouve » ses papiers et déclare avoir retrouvé son identité, mais seulement sur insistance du psychiatre, qui l’interroge sur la blessure du poignet comme TDS et qui souligne qu’il aurait peut-être pu se débarrasser à ce moment-là de ses papiers d’identité. Il répond au médecin qu’il ne lui en aurait pas parlé spontanément, mais qu’avait attendu qu’on lui en pose la question. La brièveté de l’amnésie n’est pas du meilleur pronostic.

Lors d’un entretien il confond prénom et nom et n’arrive pas à situer clairement qui du père et de lui porte quel prénom, le premier étant identique, le second différent

Il a un parcours chaotique depuis la mort de sa mère. Il évoque disparition des parents sans tristesse. Anonymisation et existence atopique. Son seul lieu fixe est représenté par une ancienne voisine qui s’occupe de ses papiers administratifs. Il présente des éléments phobiques : écrire son nom ou signer l’angoisse, il se sent mal à le faire sous le regard d’un tiers. Il évite les rencontres. Dès la sortie de l’hôpital, il se taillade à nouveau les poignets. L’interne refuse de le réhospitaliser et le dirige vers le dispensaire du secteur où il ne se présente jamais.

– jeune homme 30 ans, interpellé par police dans quartier chaud, attitude de prostitué.

Au moment de l’hospitalisation, il a sur lui un carnet qui relate 4 jours d’errance : « mémoires d’un amnésique », raison pour laquelle la police décide de l’amener à l’hôpital. Auparavant, selon son récit, il se serait retrouvé avec une corde au cou, mais n’a aucune idée des raisons qui l’ont amené à se retrouver dans un tel état. Il fait allusion à un voyage en train. Il est anxieux et présente un sérieux risque suicidaire. L’hospitalisation le rassure, mais cela ne l’empêche pas de s’enfuir, tout en étant paniqué à l’idée de ne pas pouvoir, dans ses errances, retrouver son identité. La prostitution est son seul moyen de subsistance. Il garde en permanence le désir de se promener dans Paris dans l’espoir d’« être reconnu » par quelqu’un.

Les entretiens sont faciles, il est très attentif et précis au départ, mais le discours s’appauvrit dans la durée. Il y a une suggestibilité importante, une plasticité des propos.

En ergothérapie, il a une production effrénée de dessins, signés d’une griffure énigmatique, qu’il regrette ne pas pouvoir lire. Il espère trouver dans les dessins des éléments de son histoire. Son talent est indéniable. Il présente fréquemment le même motif : un visage asexué, complété seulement d’un côté, l’autre restant flou. Un seul titre : « tentation de Petitphare ». Le refus d’une exposition déclenche un prurit nocturne.

Il est interloqué, lorsqu’il se demande s’il a pu avoir des enfants et que le psychiatre lui répond qu’en tout cas il a eu des parents : il n’y avait pas pensé.

Peu à peu il y a apparition d’angoisse, des problèmes d’endormissement. Il cherche la solitude, craint de devenir agressif. Une dépression pour manque de perspective s’installe progressivement qui amène le praticien à prescrire des narcoses ; celles-ci restent, hélas, sans effet. L’état dépressif s’accentue. A la 4e séance, à l’évocation d’un accident, l’angoisse est considérable et cumule dans une crise d’angoisse massive avant la 5e séance. Il s’enfuit.

3 mois et ½ plus tard la police retrouve ses traces dans l’est de la France

Avant de disparaître, il avait adressé une lettre à sa femme et ses enfants, annonçant son suicide, pour « trop de soucis ». Il avait énormément de dettes liées à une création d’entreprise. La famille souligne la facticité de ses relations.

Né de parents sans ressources, élevé par une grand-mère, veuve à 30 ans d’un artiste peintre, il ne reconnaît pas sa mère biologique comme « maman ». Il échoue aux Beaux-Arts. Il avance son service militaire, est blessé et annonce à ses parents son départ en manœuvre. Sa fiancée rompt, mais il n’en éprouve pas de chagrin. Il se retrouve au chômage, se marie, puis, il y a de nouvelles périodes alternant entre travail et chômage. Il lui arrive de faire des dépenses démesurées. Il ouvre une entreprise et disparaît après un incident avec un ouvrier qui vient lui réclamer sa paie.

On note des accidents lors de moments importants de sa vie.

La famille le retrouve suite aux recherches effectuées par l’hôpital. L’amnésie ne disparaît pas avec l’apparition de sa famille. Il estime néanmoins être débarrassé du problème, puisqu’il a été retrouvé ; il a une position d’extériorité à son existence et estime que c’est négligeable de ne pas s’être retrouvé lui-même. Il continue ses « mémoires », et, par souci de discrétion, il ampute les patronymes des médecins de moitié.

Il continue ses dessins qui se modifient : maintenant ce sont des têtes masculines, morbides. La tentation de Putiphar : un dessin de son grand-père illustrateur de bible. N’a jamais vu ce dessin.

– homme de 35 ans, amené pour amnésie des lieux :

Ce jeune homme est hospitalisé à Marseille suite à une tentative de suicide. Il s’enfuit et à la porte de l’hôpital, il ne se souvient plus de son adresse. Il décide de rejoindre son frère à Paris et arrivé là, il ne se souvient plus de l’adresse exacte. Suite à quoi, il va aux urgences.

Les entretiens sont réservés, il ne se considère pas comme malade, mais veut être hébergé. Il se livre sur un mode impersonnel, sans adresse.

Il a connu des placements dès l’âge de 3 ans. Sa scolarité a été difficile et se termine par un certificat d’aptitude professionnelle. Il occupe des emplois irréguliers, mène une vie instable. L’installation avec une femme tourne court. Lors d’un emploi comme représentant apparaissent des crises d’angoisse à l’occasion de présentations de produits c’est suite à cela qu’il fait sa tentative de suicide : il l’explique par l’envie d’être libre de son histoire.

Il exige un lieu sans conditions, l’hospitalisation le lui procure. Il trouve ensuite un travail comme déménageur, mais le quitte après 4 semaines, avec l’intention de s’installer avec une jeune psychotique du service. Ce projet n’aboutit pas. Il quitte l’hôpital pour vivre à l’hôtel. Il refuse tout suivi.

Il échappe à l’espace, refuse la place que suppose toute identité. L’évitement ne lui épargne pas l’angoisse.

 

discussion de ces cas

 

Le diagnostic d’hystérie ne rend pas justice à cette sémiologie. Daumézon et Caroli l’affirment: l’amnésie est plus une catégorie casuistique que nosologique. La perte des papiers d’identité est systématique. Jamais il n’est question de névrose obsessionnelle, ni de psychose. Néanmoins, disent-ils, cette amnésie offre des parallèles avec une décompensation psychotique.

Le déclenchement : un nouvel évitement. Le malade s’éjecte d’une situation dont il est l’auteur.

Le voyage fait partie intégrante de cette errance. Impersonnalisation, anonymisation, pauvreté du tableau clinique et de l’échange. Le maintien à distance et l’absence de spontanéité sont systématiques. Tous marquent une différence avec les autres patients hospitalisés. Même le langage est neutralisé, « on dit que » etc. Cela s’inscrit de manière générale dans une impersonnalisation antérieure. Les compagnes sont également « impersonnalisées » : l’une, est sourde et démunie, et deux autres sont psychotiques.

L’angoisse disparaît au moins partiellement, voire entièrement, avec l’amnésie d’identité. Le refus d’occuper une place assignée est remarquable. Il y a une hétérogénéité entre l’amnésie chez l’homme et chez la femme. On peut supposer que cela est en rapport avec la différence quant à la question de la castration. Il y a esquive de la question de la dette : c’est l’Autre qui doit payer. Avec le nom, c’est le support de l’angoisse qui disparaît. Lacan souligne que le nom équivaut à un point de capiton. Il n’y a en aucune façon possibilité de récuser le nom propre, il préexiste à la naissance. Il y a un lien étroit entre le nom propre et l’écriture : il y a nécessité d’inscription, le nom propre est une marque de la place du sujet, un lieu.

 


Notes

 

  1. Marcel CZERMAK, « A propos d’un cas d’amnésie d’identité…. » in La Célibataire, no 6, printemps-été 2002, p.269-271, et Patronymies, Erès, 2012, p.134 et suiv
  2. J.LACAN, Ou pire», 10/05/72
  3. J.LACAN, Structures freudiennes des psychoses, 19/12/55
  4. J.LACAN, L’identification, 17/01/62
  5. J.LACAN, Ou pire, 17/05/72
  6. J.LACAN, Ecrits, « Variantes de la Cure-Type », p.341
  7. « Non, il s’agit bien du texte sur « L’élasticité… » et probablement notre traduction ne correspond pas à celle de Lacan. Nous avions l’avantage sur Lacan de pouvoir également recourir à la version hongroise pour préciser les notions, donc il y a des chances pour que notre traduction soit plus proche du sens ferenczien » Judith DUPONT, courrier du 12/09/2010
  8. Marcel CZERMAK, Patronymies, Masson, 1998, p.51, Erès, 2012, p.118
  9. ibidem
  10. voir aussi tous les développements de Lacan au sujet de l’embarras, dans le séminaire sur l’angoisse
  11. Georges-Arthur GOLDSCHMIDT, Quand Freud attend le verbe, Buchet Chastel, 1996, p.98, citant Jean
  12. FOURQUET, Grammaire de l’allemand, Hachette, 1952
  13. S.FREUD, Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, GW V, p.123
  14. S.FREUD, Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, GW V, p.129
  15. S.FREUD, Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, GW V, p.123
  16. S.FREUD, Zur Einführung des Narzißmus, GW X, p.154
  17. S.FREUD, Zur Einführung des Narzißmus, GW X, p.154
  18. S.FREUD, Zur Einführung des Narzißmus, GW X, p.154
  19. S.FREUD, Das Ich und das Es, GW XIII, p.260
  20. S.FREUD, Die Zukunft einer Illusion, GW XIV, p.346
  21. J.LACAN, la relation d’objet, (19/12/56), p.83
  22. J.LACAN, la relation d’objet, (19/12/56), p.84
  23. J.LACAN, la relation d’objet, (19/12/56), p.85
  24. J.LACAN la relation d’objet, (19/12/56), p.85
  25. J.LACAN, la relation d’objet, (19/12/56), p.86
  26. J.LACAN, la relation d’objet, (19/12/56), (p.87
  27. J.LACAN, la relation d’objet, (19/12/56), p.125
  28. J.LACAN, la relation d’objet, (19/12/56), p.147
  29. J.LACAN, la relation d’objet, (19/12/56), p.155
  30. J.LACAN, la relation d’objet, (19/12/56), p.156
  31. J.LACAN, Ecrits, p.880
  32. F.HEGEL, Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. Bernard BOURGEOIS, tome I, Vrin, 1970, p. 530
  33. S.FREUD, « Über den Gegensinn der Urworte », Gesammelte Werke, VIII, S.214 ff „Die Verneinung ist eine Art, das Verdrängte zur Kenntnis zu nehmen, eigentlich schon eine Aufhebung der Verdrängung, aber freilich keine Annahme des Verdrängten. Man sieht, wie sich hier die intellektuelle Funktion vom affektiven Vorgang scheidet.“ In die Verneinung, S. FREUD, GW XIV, p 12, 1925-1931
  34. J.LACAN, L’Angoisse, (26/06/63)
  35. J.LACAN, L’Angoisse, (26/06/63)
  36. Anny DUPEREY, Le Voile Noir, Seuil, 1992, cit in EMGOLDER, Au Seuil du Texte, le Sujet
  37. Jérôme GARCIN, Olivier, NRF, Gallimard, 2011
  38. Anny DUPEREY, op.cit., p.192
  39. Anny DUPEREY, ibidem, p.65
  40. Jérôme Garcin, « Olivier », Paris, NRF, Gallimard, 2011, p.73
  41. ibidem, p.57
  42. J.Garcin, ibidem, p.22
  43. J.Garcin, ibidem, p.87
  44. Renaud NOGUES : mémoire pour l’obtention du CES en psychiatrie ; remarques sur la fonction du nom propre : patronyme, identification, amnésies d’identité. Université Paris Descartes, 1988
  45. Jacques LACAN, « L’instance de la lettre … », in Ecrits