Automatisme Mental structure topologie

Par Nicolas Dissez

La vie est une expérience », c’est avec cette formulation que se présente ce jeune homme lorsque, le recevant pour la première fois, je lui demande pourquoi il est amené à être hospitalisé. La vie est une expérience… Qui ne tomberait d’accord ? Pourtant, le décalage entre sa réponse et ma question initiale, m’invite à demander un peu de précision sur ce que ce jeune homme de 19 ans paraît m’indiquer. « Une expérience, c’est à dire ? » « Et bien, par exemple, la première fois que j’ai embrassé une fille, j’ai pensé que c’était une expérience ». Qui ne s’accorderait sur ce nouveau constat ? La situation est pourtant exemplaire de celle que Lacan pointe quand il souligne les risques liés à la compréhension : «  la résistance du patient, c’est toujours la vôtre. Quand une résistance réussit, c’est parce que vous êtes dedans jusqu’au cou, parce que vous comprenez. »[1] Alors j’insiste : « Précisez-moi un peu les choses… » « Et bien, la première fois que j’ai embrassé une fille, je me suis dis qu’on l’avait placée là pour voir comment je réagirai, que cela faisait partie de l’expérience scientifique menée depuis des années en mettant dans ma tête des pensées qui ne sont pas les miennes. » Entre expérimentateur et cobaye, entre sujet et objet, l’équivoque qui portait sur la place occupée dans ladite expérience est ici levée. Mais comment rendre compte de cette différence qui, malentendu de la parole aidant, aurait pu passer inaperçue, qui initialement a pu paraître minime mais qui va conduire ce patient à se voir imposer non seulement des idées qu’il ne reconnaît pas comme siennes mais aussi à percevoir que ses gestes eux aussi sont, par instant, commandés par l’Autre ? Comment rendre compte de cette évolution à partir de phénomènes dont Clérambault souligne qu’ils sont au départ d’une particulière discrétion et qui, régulièrement, ne sont pas formulés par le sujet qui peut expliquer que pendant des années il a considéré que ces phénomènes au niveau de la pensée étaient partagés par tous. « Je pensais que cela était pareil pour vous » est une formule régulière des patients qui font part pour la première fois des phénomènes du petit automatisme mental.

Pour situer la difficulté de notre tâche, je partirai des impasses que Clérambault nous a laissé en l’héritage. Vous le savez, la première de celles-ci concerne le nom de son syndrome. Après avoir nommé sa découverte Automatisme Mental, Clérambault mesure l’ensemble des malentendus à laquelle cette dénomination donne lieu. Je le cite : « Je n’ai à parler ni de l’Automatisme psychologique normal, ni d’aucune des formes innombrables de l’Automatisme Morbide. J’éviterai d’employer le mot Automatisme, qui donne lieu à trop d’équivoques. Je ne désignerai le Syndrome, objet exclusif de mon étude, que par le terme Syndrome S. »[2] La difficulté me semble résider dans le fait de parvenir à nommer d’un seul terme un ensemble de symptômes dont nous devons à Clérambault de les avoir rassemblés mais qui gardent entre eux un registre d’hétérogénéité spécifique. Clérambault semble le reconnaître lui-même : « Le terme d’Automatisme Mental ainsi limité est certes passible de plusieurs objections ; j’aurais pu dire « Petit Automatisme Mental » ; je n’ai pas voulu du mot « Mentisme » ; je cherche un mot. En attendant le groupement susdit, qui a une existence clinique, est sous sa rubrique provisoire, facilement reconnu par tous. »[3]

Il y a cependant dans cet assemblage hétérogène, un certain nombre d’axes essentiels que nous retrouvons dans les situations cliniques décrites dans les œuvres psychiatriques de Clérambault comme chez un certain nombre d’autres auteurs. Je vous propose d’isoler trois de ces axes effectivement retrouvés chez tous les cliniciens qui se sont approchés de la description du syndrome, avant ou après sa découverte par Clérambault. Le premier de ces registres, celui qui spécifie le petit automatisme mental, est celui de la pensée imposée, le second est la dimension de l’écho de la pensée et le troisième qui caractérise  le grand automatisme mental est le syndrome d’influence.

Je commence donc par le registre de la pensée imposée, constituée par le fait qu’un patient peut être amené à ressentir sa propre pensée comme étrangère. Clérambault souligne la fonction initiale ou basale de ce registre qui centre les symptômes du petit automatisme mental. Il fera usage du terme de non-annexion ou de désappropriation pour désigner le mécanisme en jeu dans le fait de ne plus reconnaître une pensée comme sienne. Je le cite : « Les termes de scission, de non-annexion ou désannexion, de désappropriation, de non intégration à la conscience figurent dans tous me écrits. (…) Le fond commun est pour ainsi dire un trouble moléculaire de la pensée élémentaire ; celle-ci est troublée à la fois dans sa formation et dans son intégration à la conscience. »[4]

Je vous signale dans ce contexte la parution de la traduction de l’ouvrage intitulé Sur les pseudo-hallucinations[5] de Victor Kandinski, psychiatre Russe, cousin du peintre Vassili Kandinski. L’ouvrage, daté de 1886, est bien antérieur aux descriptions de Clérambault, et s’il se centre sur le phénomène des pseudo-hallucinations – phénomène qu’il  rapproche des hallucinations psychiques de Baillarger – il va mettre en valeur chez les patients qu’il examine des phénomènes si proches de la clinique de l’automatisme mental qu’en Russie l’automatisme mental est appelé « syndrome de Kandinski-Clérambault ». Je vous en recommande la lecture ne serait-ce que pour la richesse des descriptions cliniques qui y sont présentées et qui anticipent sur le rassemblement des signes qui constitueront l’Automatisme Mental chez Clérambault.

Je passe ensuite au second axe qui structure la clinique de l’Automatisme Mental qui est le registre de l’écho de la pensée. Il constitue, autant que la pensée imposée, un enjeu central de l’automatisme mental, au point que Clérambault envisage de nommer sa découverte par ce terme d’écho. Je le cite : « Un certain syndrome mécanique et que nous appelons provisoirement Syndrome S (et qui pourrait s’appeler Syndrome d’Echo) figure à titre soit basal soit adventice dans un grand nombre de psychoses soit temporaires, soit chroniques. »[6] Clérambault, souligne que cet écho de la pensée suit régulièrement les phénomènes de pensée imposée. Son expression la plus courante de la part de nos patients pourrait être : « On répète ma pensée ». Comme pour la pensée imposée, Clérambault va s’attacher à spécifier le mécanisme en cause dans l’écho de la pensée. Ce mécanisme – qui serait également à l’origine du dédoublement de la pensée – n’est plus la non-annexion ou la désappropriation mais la dérivation ou bifurcation.

Je cite à nouveau Clérambault : « L’Echo de la pensée est un phénomène d’origine nettement mécanique : toute idéologie restera impuissante à l’expliquer. Le mécanisme susceptible de la produire nous paraît ne pouvoir être qu’une forme de la dérivation. A un point de vue purement descriptif, l’écho de la pensée pourrait être regardé comme résultat de la bifurcation d’un courant qui aboutirait à deux expressions séparées d’une même idée. Cette métaphore pourrait bien être calquée sur une réalité. »[7] Cette indication pourrait nous orienter vers un autre type de Réel que celui de l’organique pour trouver sa matérialisation dans une écriture topologique, nous y reviendrons.

Je vous indique dans ce contexte la réédition de la remarquable thèse de Charles Durand intitulée L’écho de la pensée [8] initialement publiée en 1941. Son auteur, élève de Henri Claude, y relève neuf modalités différentes de l’écho de la pensée que je vous retransmets :

« Que veut donc dire : on répète ma pensée :

« Quand je pense une chose, je l’entends  répéter textuellement  une ou plusieurs fois. » (…)

« Ma pensée retentit d’une manière sonore. » (…)

« Quand je pense, j’ai l’impression que c’est diffusé cinquante fois, sans que je l’entende à nouveau. » (…)

« Quand je pense, ma pensée est prise et me revient. » (…)

« Quand je pense, on connaît ma pensée et on y répond. » (…)

« Quand je pense, on répète aux autres ma pensée. » (…)

« Quand je pense, quand je lis, on commente ma pensée, ma lecture. » (…)

« On énonce tout ce que je fais sous la forme du je et non du il comme dans le commentaire des actes. » (…)

Ajoutons enfin que l’hallucination elle-même peut faire écho sous la forme d’une répétition des paroles hallucinatoires. »[9]

L’Echo de la Pensée, chez Clérambault, n’appartient pas plus au petit qu’au grand Automatisme Mental mais constitue plutôt une forme de passage entre les deux. Il peut rester idéïquement neutre comme la pensée imposée propre au petit automatisme mental ou bien s’associer au sentiment que la pensée du sujet est devinée par un Autre voire commandé par celui-ci, comme dans le syndrome d’influence qui caractérise le grand automatisme mental.

J’en arrive donc au troisième axe essentiel de la clinique de l’Automatisme Mental, que l’on peut nommer syndrome d’influence et qui correspond au registre du grand automatisme au cours duquel se manifeste un Autre persécuteur dont l’influence sur le sujet devient prépondérante. Cet Autre lit les pensées du sujet et l’influence jusqu’à gouverner sa pensée comme ses paroles et ses actes. Le sujet devient une marionnette, un automate de l’Autre, pour aller rechercher une étymologie commune avec l’automatisme. Clérambault, lorsqu’il envisage de nommer sa découverte syndrome de passivité tend à faire de cet axe également le cœur de sa trouvaille : « Les noms d’automatisme basal et de petit automatisme ne nous semblent pas suffisants. D’autres qui ont été proposés depuis par des confrères partisans de notre théorie, nous semblent également à rejeter. Nous proposons provisoirement la locution de Syndrome de Passivité. »[10]

Le texte de Victor Tausk resté célèbre, intitulé De la genèse de l’appareil à influencer au cours de la schizophrénie,[11] écrit en 1919, juste avant la description de Clérambault donc, reste la seule étude psychanalytique, parmi les élèves de Freud, consacrée à cette question de l’automatisme mental. Il peut constituer une illustration du déploiement de cet axe du syndrome d’influence. Je vous engage également à relire, car il permet également d’interroger dans ce contexte les effets pas toujours bienvenus du transfert dans ce contexte clinique. Le transfert n’est-il pas après tout une modalité d’influence ?

On mesure que la difficulté de Clérambault consiste à nommer comme à identifier autrement que par une lettre ce qui fait l’unité de son syndrome S. il y a là une difficulté de nominations et d’écriture. Le terme d’Automatisme, renvoie avant tout à l’automatisme de la structure. C’est pourquoi il est à la fois le plus juste et trop général pour ne pas mener à  un certain nombre de malentendus.

Il est notable qu’à chaque autre nomination que Clérambault propose pour sa découverte, il fait correspondre un mécanisme qui serait générateur de son syndrome. Les termes de pensée imposée, d’écho de la pensée, et d’influence semblent bien caractériser des axes essentiels de l’Automatisme Mental. Clérambault a tenté de spécifier pour chacun d’eux  des mécanismes à l’origine de leur survenue qu’il nomme respectivement désannexions, dérivation et  passivité. Chacun de ces axes semble  essentiel à la découverte de Clérambault mais aucun ne parvient en lui-même à rendre compte de l’ensemble du syndrome. C’est pourquoi Clérambault se rabat sur cette nomination temporaire, syndrome S, qui n’est pas une nomination mais seulement une lettre qui laisse entière l’énigme que constitue sa trouvaille. Si les œuvres psychiatriques ne parviennent pas à nommer comme telle la découverte de son auteur, c’est probablement parce que cette trouvaille regroupe des phénomènes qui sont tous structuraux, automatiques donc, mais qui apparaissaient comme disparates avant leur regroupement par Clérambault. Disons que la régularité clinique de la présence de ces signes dans l’évolution présentée par un certain nombre de patients nous suggère une unité du syndrome d’automatisme mental que le langage ne nous permet pas de nommer comme telle.

Je vous propose de considérer que la topologie des nœuds peut constituer l’outil le plus adapté à rendre compte de la trouvaille de Clérambault en ce que celle-ci articule différents phénomènes de structure a priori hétérogènes. « Ma chère structure, hein, ma structure à la noix… s’avère nœud borroméen »[12] déclarera Lacan à la fin de son enseignement. Si l’Automatisme Mental est bien un syndrome structural dont notre langage peine a rendre compte de l’unité, le nouage borroméen pourrait en effet permettre d’écrire ce qui échappe à cette nomination : l’articulation de phénomènes hétérogènes se constituant en structure. Comment parvenir à rendre compte de l’articulation de phénomènes que notre compréhension ne nous permet d’appréhender que comme disparates ? Soit on s’en remet au dogme clérambaldien d’une marche progressive et inexorable de l’Automatisme Mental vers la xénopathie au prix  de constater que l’articulation de registres distincts au sein de ce processus nous échappe, soit on tente, par la topologie, de rendre compte de l’articulation de ces registres. En proposant une telle écriture borroméenne je tente de rendre compte de l’articulation des registres que cette clinique déploie pour éclairer rétroactivement les phénomènes, mais aussi la place que peut être amené à y occuper le praticien.

Je vous propose donc quelques pistes pour une écriture à même de rendre compte de l’unité de l’automatisme Mental par le biais de la topologie borroméenne. Ce faisant, je retrouve de nombreuses pistes du travail d’Elsa Caruelle-Quilin dans le cadre des travaux de l ‘Ecole Psychanalytique de Sainte-Anne concernant ce cas d’automatisme mental qu’est l’homme aux paroles imposées.[13] Comme je me suis servi d’autres supports cliniques que ce cas, si je retombe sur des écritures similaires, c’est certainement que les propositions d’Elsa valent au-delà du seul cas de ce patient, si elles en diffèrent, c’est que ces écritures peuvent varier d’un cas à l’autre.

La première écriture topologique que je vous propose est celle qui pourrait permettre de rendre compte du phénomène de la pensée imposée. Ces phénomènes me semblent pouvoir s’écrire sous la forme d’une autonomisation du Symbolique à l’égard du Réel, c’est à dire d’un point où le Symbolique ne trouve pas la butée réelle qui lui permette de s’intégrer à la structure du sujet. En ce point de désannexion comme s’exprime Clérambault, ce n’est plus le Réel qui surmonte le Symbolique, mais en un point, le Symbolique qui surmonte le Réel. Vous savez comme Lacan le rappelle dans son séminaire que ce lapsus a deux conséquences immédiates sur le caractère borroméen du nœud : si le Réel ne surmonte pas le Symbolique en deux points, le nœud n’est plus borroméen et, Elsa l’a souligné à plusieurs reprises au sujet de l’homme aux paroles imposées, le rond de l’Imaginaire en est dénoué, il perd toute attache réelle aux deux autres ronds, ce que vous pouvez vérifier sur cette première figure.

fig 1

Cette autonomisation du Symbolique à l’égard du Réel me semble pouvoir rendre comte des phénomènes que Clérambault décrit comme anidéiques, en particulier  les « Processus Positifs Subcontinus du petit automatisme mental : Emancipations des abstraits, dévidages muets des souvenirs, Idéorrhée »[14] ou encore « les Jeux Verbaux Parcellaires, les Non-Sens, les Scies Verbales. »[15] Je vous propose de considérer que cette écriture peut rendre compte de ce mécanisme que Clérambault qualifie de phénomène « initial », « basal » du petit automatisme mental. Autrement dit l’écriture de ce lapsus de nœud proposée par Elsa pour rendre compte du cas de l’homme aux paroles imposées vaut aussi pour tout cas de petit automatisme mental.

Dans cette écriture, un des points de croisements du Symbolique sur le Réel rend compte de la présence d’une pensée que le sujet ne peut s’approprier, cette émancipation du Symbolique conduit la pensée à être vécue comme étrangère voire imposée au sujet. Mais cette écriture maintient également un point ou c’est bien le Réel qui surmonte le Symbolique. Ce point – contigu de la zone que Lacan indique comme étant celle du sens – doit pouvoir rendre compte d’une pensée qui trouve sa butée réelle et que le sujet s’attribue puisque dans la clinique les deux types de pensées, normale et imposées, coexistent. Cette modification ne modifie d’ailleurs pas, dans un premier temps, les relations des trois jouissances que Lacan localise dans le nœud et aucun persécuteur ne se manifeste à ce stade. Le phénomène reste d’ailleurs discret voire inaperçu du clinicien, ce qui peut se traduire dans le fait que le nœud garde une « allure » borroméenne. Pourtant, le registre de l’Imaginaire dans cette écriture n’est qu’apparemment lié aux deux autres registres. Il peut par glissement, se libérer progressivement, laissant le réel et le Symbolique enchaînés deux à deux.

La conséquence de ce lapsus de nœud dira Lacan est effectivement de pouvoir conduire à une libération progressive du rond de l’Imaginaire. Je vous propose, à titre d’hypothèse de considérer que le mouvement « naturel » de ce glissement va venir conduire le rond de l’Imaginaire en position médiane pour venir donner au nouage une forme symétrique.

fig2

Je vous fais remarquer que ce glissement qui conduit à la disparition de la zone de la jouissance phallique donne aux registres du Réel et du Symbolique mais également à la zone du sens et de la jouissance de l’Autre des places en miroir et équivalentes, séparées par une zone qui serait celle de l’objet a. Cette seconde écriture qui dérive donc « naturellement » de la première pourrait  rendre compte de la clinique de l’écho de la pensée dans laquelle la pensée hallucinatoire vient effectivement redoubler symétriquement la pensée normale. Le sujet peut venir donner dans ce contexte des fonctions inattendues à cet écho qui peut venir constituer le point repère essentiel de sa pensée. Dans la situation clinique qui suit extraite de la thèse de Charles Durand, un étrange objet vient alors se constituer comme point d’articulation de la pensée normale et de l’hallucination. Je vous le cite :

– « Dès que ma pensée marchait elle était prise par le micro qui la radiodiffusait partout. Ainsi ma tout le monde entendait tout ce que je pensais et savait ainsi toute ma vie et tous mes secrets. Dès que je pensais et que ma pensée partait dans le micro tout de suite cela retentissait dans ma tête d’une façon horrible. (…) Il y avait un micro j’en suis sûr, c’était comme si c’était ma bouche qui envoyait des paroles dans ce micro et cependant je ne parlais pas puisque je ne remuais ni ma langue ni ma bouche. Au fond, je m’entendais parler sans causer moi-même. » (…)

  • A quoi servait ce micro ?
  • « C’était l’intermédiaire entre les personnes et moi ; c’était par lui qu’elle correspondaient avec moi et c’était aussi par lui que je correspondais avec moi-même.
  • Comment cela ? Et pourquoi aviez-vous besoin de parler avec vous-même ?
  • « Dès que je pensais c’était diffusé ; aussi la seule façon pour moi de savoir ce que je pensais c’était d’écouter le micro. »
  • En somme, vous ne connaissiez vos pensées que par le micro ?
  • « C’est cela ! Le micro me les apprenait, comme il les apprenait aux autres. » [16]

Vous vérifiez ici combien de tels propos ont pu intéresser, le jeune psychiatre Lacan. Le sujet reçoit effectivement ici son message de l’autre de façon tout à fait explicite mais il le reçoit sur un mode direct, ce qui ne manque pas de provoquer un effet de surprise de son propos. Vous voyez également comment cette seconde écriture pourrait venir rendre compte d’un tel contexte clinique  à partir d’un seul lapsus de nœud et du glissement naturel du rond de l’Imaginaire.

Mais la clinique de l’automatisme mental témoigne de phénomènes plus variés que cette seule situation, elle met en particulier en évidence une régulière disparition de cet étrange objet qu’est ici « le micro » pour venir lier, mettre en continuité les deux registres de la pensée et de l’hallucination. Ce mécanisme est précisément celui que Clérambault nomme dérivation et qui correspond à une dérivation de la pensée normale vers le registre hallucinatoire ce que je vous propose de lire comme une mise en continuité du registre du Symbolique et du Réel, ce qui pourrait s’écrire comme suit.

fig 3

J’ajoute que cette suture du Réel et du Symbolique pourrait également rendre compte de ce phénomène repéré lors des travaux de l’Ecole de Sainte-Anne par Edouard Bertaud et Luc Sibony, de l’intimité de la structure de l’automatisme mental et de la survenue du néologisme dans les propos du sujet. Ce point de suture du Symbolique et du Réel pourrait en effet rendre compte de la place du néologisme, ce terme néoformé mais dénué de tout caractère xénopathique qui s’intègre au discours du sujet mais vient perdre toute dimension métaphorique pour ne valoir que par sa littéralité propre. Il est également à noter que dans cette écriture, le sens et la jouissance de l’Autre s’opposent deux à deux, symétriquement autant qu’ils sont mis en continuité. Cette écriture serait ainsi à même de rendre compte de la transparence à l’Autre si fréquente dans la clinique de l’automatisme mental : les pensées du sujet sont accessible à tous  ceux qui l’entourent, lui faisant perdre toute intimité et rendant son existence à proprement parler invivable.

« L’automatisme mental a fondamentalement une structure d’exposition »[17]  souligne Marcel Czermak. Ce sont ces circonstances qui conduisent Clérambault à parler d’une personnalité seconde et l’amènent à souligner que toute psychose à base d’automatisme est une sorte de délire à deux, opposant la personnalité initiale à une personnalité seconde. Il souligne régulièrement combien le combat est ici perdu d’avance par le registre du sens, voué à être envahit par cette personnalité Autre.

Cette écriture pourrait également rendre compte de ce fait souligné avec beaucoup de précision dans l’ouvrage de Jean-Marc Faucher « Kant avec de Clérambault »[18] que si le sujet ne cesse d’invoquer un Autre lieu, la clinique souligne plutôt combien ce lieu est tout autant le monde du sujet, celui où il se déplace, sans qu’aucune frontière soit ici matérialisable.

Lors de la discussion ayant suivi la présentation de ce travail à Sainte-Anne Elsa Caruelle-Quilin a pu proposer une écriture consécutive à cette mise en continuité du Symbolique et de l’Imaginaire qui conduirait à une forme plus stable de cette position persécutrice à laquelle conduit régulièrement la clinique de l’Automatisme mental. Cette écriture qui figure dans son travail sur l’homme aux paroles imposées conduit à une mise en continuité des ronds du Symbolique et du Réel ayant aboutit à venir coincer le rond de l’Imaginaire permettant de limiter sa fuite en re-nouant les trois registres. Je vous la restitue en tant qu’elle permet d’envisager une possibilité de stabilisation plus durable du registre persécutif qui caractérise le grand automatisme mental.


fig4

Vous voyez que deux des mécanismes isolés par Clérambault trouvent ici une traduction borroméenne directe. Le troisième de ces mécanismes que Clérambault nomme passivité ne me paraît pas justifier d’une écriture topologique spécifique, il me semble plutôt traduire la prééminence de l’Autre sur le sujet, prééminence qui prend une forme manifeste, persécutrice, dès lors que la structure du nœud ne répond plus à cette exigence indiquée par Lacan selon laquelle « le Réel doit surmonter le Symbolique en deux points. »[19]

Pour conclure je voudrais vous proposer, sur un mode non exhaustif, trois leçons de cette clinique structurale de l’automatisme mental, autrement dit je vous propose de spécifier ce que l’automatisme mental nous apprend sur nous même. La première de ces leçons c’est que chacun de nous ne trouve sa place de sujet qu’à pouvoir se loger dans le langage. Si la clinique de l’automatisme mental nous interpelle tant c’est probablement parce qu’elle constitue autant la synthèse par Clérambault des forces qui conduisent un sujet à se voir éjecté du langage que l’ensemble des tentatives de ce sujet pour retrouver une insertion dans ce langage. Prendre la parole c’est instituer une place dans le langage et cette place n’a rien d’assurée elle est éminemment fragile. C’est la première leçon de l’automatisme mental : l’expérience que constitue l’existence peut-être vécu du côté de l’expérimentateur mais également du côté de l’objet d’expérience, position de passivité vécue bien plus douloureusement, ce déplacement ne tenant initialement dans la structure qu’à un fil, à un seul dessus-dessous dans la structure du nœud. La deuxième leçon concerne les cliniciens de l’enfant. Cette leçon, c’est que nous n’apprenons pas à parler, je dirais plutôt, reprenant une formule de Lacan rappelée par Jean-Luc Cacciali lors des journées de Sainte-Anne, que « nous sommes provoqués à parler ». C’est en effet probablement sous le coup d’une provocation de l’autre – et vous entendez dans ce terme le registre du vocal, de la voix – que l’infans prend la parole, de la même façon que c’est sous les coups des paroles imposées que le patient interrogé par Lacan est amené à rétorquer par des phrases réflexives. Une troisième leçon possible concerne la possibilité d’un arrimage, disons d’un point fixe dans la langue pour le sujet, un point fixe qui lui permette justement de prendre la parole. Ce point fixe dans la langue en passe étrangement par un ou des termes qui échappent aux règles du signifiant. L’un de ces points fixes possibles dans la langue, disons le patronyme, ne joue son rôle qu’à échapper à toute signification. Pour prendre la parole, ce que le névrosé considère facilement comme sa plus grande liberté, pour se loger au sein de la langue il faut un point fixe dans la langue qui est bien plutôt une contrainte. Quand cette contrainte du nom fait défaut, le patient pris dans les affres de l’automatisme mental semble soumis à voir s’instaurer un autre type de contrainte, par exemple par le biais de cet autre terme qui a l’étrange particularité de fonctionner hors signification qu’est le néologisme.

Notes


[1] J. Lacan, Les structures freudiennes des psychoses, leçon du 7 décembre 1955, Editions de l’Association Lacanienne Internationale, p. 90.

[2] G. Gatian de Clérambault. œuvres Psychiatriques, Frénésie Editions, 1987, p. 588

[3] Ibid, p. 492.

[4] Ibid, p. 578.

[5] V. K. Kandinsky, Sur les pseudo-hallucinations, L’Harmattan, 2013.

[6] G. Gatian de Clérambault, Ibid, p. 599.

[7] Ibid, p. 553.

[8] Charles Durand, L’écho de la pensée, L’Harmattan, 1998.

[9] Ibid,  p 38-39.

[10] G. Gatian de Clérambault, Ibid, p. 542.

[11] V. Tausk, « L’appareil à influencer » des schizophrènes, Editions Payot, 1975.

[12] J. Lacan, Les non-dupes errent, Leçon du 19 février 1974, Editions de l’Association Lacanienne Internationale, p. 123.

[13] E. Caruelle-Quilin, Le pas de deux de l’homme aux paroles imposés, La revue lacanienne N° 17, Editions Erès, 2016.

[14] G. de Clérambault, Ibid, p. 506-507.

[15] G. de Clérambault, Ibid, p. 547.

[16] C. Durand, Ibid, p. 80-81.

[17] M. Czermak, Patronymies, Considérations cliniques sur les psychoses, Erès, 2012, p. 264.

[18] J. M. Faucher, L’automatisme mental, Kant avec de Clérambault, Les dossiers du JFP, Erès 2011.

[19] J. Lacan, RSI, leçon du 14 janvier 1975, Editions de l’Association Lacanienne Internationale, p. 55.