introduction à la question du Trait-du-Cas et de l’opération clinique en Psychiatrie Lacanienne

Par Luc Sibony, introduction à la journée de préparation du samedi 26 mai 2018

 

Quelques propositions donc pour commencer les travaux de la journée parmi lesquelles, cette question : quelle est donc l’intelligence de notre clinique ?

Comment formuler autrement nos enjeux alors que nous sommes réunis dans des conditions aussi exceptionnelles.

Il s’agit en effet dans le prolongement de nos dernières journées annuelles de faire un pas de plus et de soumettre nos travaux à l’épreuve d’un dialogue avec nos collègues de la faculté, enseignants-chercheurs et doctorants, que je salue ici.

Ces dernières journées d’octobre intitulées « De la psychiatrie lacanienne à Sainte-Anne » ont consisté en une synthèse des travaux dirigés par Marcel Czermak et portant sur les présentations de malades menées par Jacques Lacan auprès des patients et des praticiens de l’ancien Hôpital Henri Rousselle.

De la Psychiatrie Lacanienne… Vous conviendrez que nous proposons ici une catégorie qui n’a pas manqué de provoquer certains remous. Et pourtant, certainement dans le prolongement de la Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École, de tout ce qui s’est déployé en ces lieux, cet énoncé s’est imposé à nous. La Psychiatrie lacanienne c’est ce qui nous énonce.

Nous incombe la tâche d’en établir l’intelligence.

Nous avançons ici que de notre clinique, dont l’établissement et la transmission sont rendus possibles par le dispositif de Trait-du-cas, il se dégage des entretiens, de ces fameuses présentations cliniques – celles menées par Lacan, mais aussi par des praticiens qui, à son appel, ont « fait comme lui » – une chose, que nous choisissons de nommer opération.

Ce qui regarde le clinicien

De quoi parlons-nous ?

Ce signifiant que nous éprouvons ici nous renvoie tout autant aux mathématiques qu’à la guerre ou bien encore – c’est sur cela que m’attarderai un moment – à la chirurgie.

Freud qui n’a jamais été un véritable médecin, qui n’aime pas beaucoup les malades, sa « disposition sadique n’étant pas très grande », a pourtant souvent comparé l’analyse à la chirurgie[1].

« Je ne saurais recommander avec assez d’insistance aux collègues de prendre pour modèle pendant le traitement psychanalytique le chirurgien qui met de côté tous ses affects et même sa compassion humaine, et qui fixe un seul objectif aux forces de son esprit : effectuer l’opération en se conformant aux règles de l’art [2] »

Cette recommandation est l’une des rares que nos bons-maîtres nous ont laissé quant à ce qu’il en serait de ce que nous avons à faire. Lacan affirme

« Il est avéré que la psychanalyse obtient des résultats thérapeutiques. Ce qui l’est moins c’est de savoir comment [3] »

Même si ces mêmes bons-maîtres nous rappellent souvent qu’il est déjà bien de savoir ce qu’il ne faut pas faire, entendez cette autre citation qui ne manquera pas de nous intéresser :

« Nous savons tous que l’analysé doit être amené à se remémorer quelque chose qu’il a vécu et refoulé, et les conditions dynamiques de ce processus sont si intéressantes qu’en revanche l’autre partie du travail, l’action de l’analyste, est reléguée à l’arrière-plan. De tout ce dont il s’agit, l’analyste n’a rien vécu ni refoulé ; sa tâche ne peut pas être de se remémorer quelque chose. Quelle est donc sa tâche ? Il faut que, d’après les indices échappés à l’oubli, il devine ou, plus exactement, il construise ce qui a été oublié. La façon et le moment de communiquer ces constructions à l’analysé, les explications dont l’analyste les accompagne, c’est là ce qui constitue la liaison entre les deux parties du travail analytique, celle de l’analyste et celle de l’analysé »[4]

Il s’agit moins de construire le fait passé que le regard qui permet de le voir, d’exister, moins d’interpréter un contenu que de construire la forme qui permet au contenu d’advenir. Il s’agit donc de la construction d’une place a son propre savoir inconscient telle qu’elle permette le repérage d’autres savoirs.

L’extension que nous proposons ici de la construction à l’opération implique que sa spécificité, est qu’elle implique l’inconscient de l’opérateur.

Je me permets d’articuler ces deux termes, la question du regard à celle de l’inconscient de l’opérateur. La question du regard en clinique n’est certainement pas une question anodine et ceci à plus d’un titre.

Notre dispositif qui est celui du Trait-du-Cas, pivote autour de la présentation clinique de malade, héritage de la traduction chirurgicale (encore elle), de la leçon d’anatomie.

Il vise à la définition d’un Trait-du-Cas, énoncé du clinicien, qui dans ce qu’il a de ponctuel, parcellaire, voire de lacunaire peut rendre compte de ce moment particulier où l’analyste se fait l’écho de cette construction à laquelle il participe et donne un sens à l’adresse qui lui est faite.

Voilà peut-être la raison pour laquelle, le Trait-du-Cas peut être considéré comme une fiction opératoire.

« La clinique n’est pas en nombre infini. Elle se distribue dans des tableaux réglés, spécifiés, en nombre limité, que le côté singulier de la coloration de chacun, une fois qu’on arrive au particulier de son articulation, se conjoint à l’universel des questions. »[5]

Il ne s’agit pas de fixer de beaux tableaux comme dans la tradition médicale, mais de s’appuyer sur la sémiologie en la faisant pivoter dans le champ de ce que Marcel Czermak nous rappelle être le primum movens du regard comme organisateur : la parole.

L’effort de la médecine à séparer sa démarche en deux temps, celle du relevé sémiologique (le tableau) et celle de l’acte médical reliés par un rapport d’implication, n’est pas inclusif de ce qui regarde le clinicien. Sa « matière », n’est-elle pas « le réel en tant qu’il est impossible à supporter [6] ».

Autre remarque qui me semble importante, quant à cette dimension : le transfert, ne met-il pas le clinicien sur la sellette ?

Rupture & transgression

Tout ceci pose la question de notre épistémologie.

Nous avançons donc ici que l’opération clinique procède et se soutient d’une transgression.

C’est le terme sur lequel il nous faut insister et que nous préfèrerons – voire opposerons – à celui de rupture d’epistémè proposé par Foucault. L’épistémologie foucaldienne, n’est – bien sûr  – jamais inclusive de la notion d’inconscient et de transfert sur lequel nous insistons aujourd’hui.

Marcel Czermak nous fait remarquer que l’histoire des sciences est marquée par la transgression. Il y a de la transgression dans ce qu’un Cotard ou un De Clérambault opèrent dans leur repérage clinique, même si cela est étonnant au regard de la débilité de leur doctrine.

A ce propos, je ne peux m’empêcher de vous citer cette référence éminemment positiviste de Claude Bernard :

« Avec les théories il n’y a plus de révolution scientifique. La science s’augmente graduellement et sans secousse. Avec les doctrines et les systèmes, il y a des évolutions, parce que des faits d’opposition ou en dehors du système se rassemblent, grandissent en nombre et finissent, quand ils sont les plus forts, par ruiner les systèmes précédents qu’ils remplacent par un autre système, jusqu’à ce qu’un autre vienne les renverser. »[7]

Une autre transgression – et de taille –  est celle de Lacan, qui propose la Psychanalyse comme traitement possible de la psychose. Souvenons-nous que Freud déclare le psychotique inapte au transfert.

Et Lacan d’aller plus loin.

 « Une troisième antinomie apparaît en ceci que le progrès curatif (…) est essentiellement lié à l’éveil de résistances chez le sujet, or le délire lui-même exprime parfois de façon si divinatoire la réalité inconsciente que le malade peut y intégrer d’emblée, comme autant d’armes nouvelles, les révélations que le psychanalyste apporte sur cette réalité. (…) C’est pourquoi le problème thérapeutique des psychoses nous semble rendre plus nécessaire une psychanalyse du moi qu’une psychanalyse de l’inconscient ; c’est dire que c’est dans une meilleure étude des résistances du sujet et dans une expérience nouvelle de leur manœuvre qu’il devra trouver ses solutions techniques. »

Voilà donc quelques pistes pour lancer notre réflexion d’aujourd’hui en articulant ces outils en pensée : le Trait-du-cas, comme fiction opératoire, l’interprétation qui porte sur le dire, la construction qui porte sur la préhistoire et l’opération qui porterait sur le Réel.

 

 


Notes

[1] Solal Rabinovitch

[2] Freud 1912

[3] J. Lacan, Ouverture de la section clinique, Ornicar ?, n°9, Paris, 1977

[4] Freud, S. (1995). « Construction dans l’Analyse » in  Résultats, idées, problèmes ,  II:  1921-1938(4e éd). Paris: Presses universitaires de France.

[5] M. Czermak

[6] J. Lacan, Ouverture de la section clinique, Ornicar ?, n°9, Paris, 1977

[7] Claude Bernard :  Principes de médecine expérimentale