Par Nicolas Dissez

Intervention à la journée « Sexualité, amour et psychose », Centre Hospitalier de Ville-Evrard, 20 mai 2016

A partir du titre de notre journée, je me suis demandé ce que la psychose pourrait nous apprendre de l’amour et de la sexualité. Ce détour m’a progressivement conduit à des propositions concernant la question de l’amour aujourd’hui, que je souhaiterais soumettre à la discussion.

Un premier élément que la psychose nous apprend concernant les enjeux qui sont présents dans le titre de notre journée, c’est que l’amour n’est pas le sexe. Si le névrosé ne cesse de tenter, vainement, de conjoindre ces deux registres, ceux-ci n’en restent pas moins tout à fait distincts. Ce constat la psychanalyse n’avait pas attendu notre journée pour l’énoncer. Je ne reviendrai pas sur le texte de Sigmund Freud, Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse, puisque la clinique  de la psychose nous l’indique également de la façon particulièrement claire. Ainsi, lors de journées de l’ALI consacrées à la question du transfert dans les psychoses, Etienne Oldenhove proposait de considérer l’érotomanie comme la forme exemplaire du transfert dans les psychoses. Si l’amour et le transfert sont bien une seule et même chose, Gaétan Gatian de Clérambault, qui a proposé la clinique de l’érotomanie la plus pure et aboutie, a souligné que cette question de l’amour se caractérisait chez l’érotomane par son registre platonique. Le registre du corps qui pourrait être sollicité par la question sexuelle n’est pas ici mis en jeu. L’objet d’érotomanie se caractérise essentiellement par sa position d’exception : il s’agit de façon élective vous le savez d’un curé, d’un médecin, d’un prince, d’une personnalité politique connue voire, de façon plus moderne, d’une star de la chanson. Autrement dit, l’élu de ce transfert amoureux particulier est celui qui se trouve en place d’Autre. C’est d’une première façon d’indiquer combien cette question de l’amour et de l’Altérité avec un grand A, sont liés. L’amour n’a guère besoin de la dimension des corps et de leurs rapports, c’est-à-dire de la sexualité pour être sollicité. D’une certaine façon, ce registre de la sexualité serait presque un obstacle, une difficulté, à l’épanouissement du registre amoureux, ce que la tradition de l’amour courtois a amplement illustré.

Ce que la clinique des psychose nous indique également, si nous en restons dans ce champ qui est celui de l’érotomanie, c’est que si la dimension de l’image du corps et très peu impliquée dans ce registre de l’amour, ces objets essentiels de la clinique que sont la voix et le regard y trouvent par contre une fonction essentielle. Cette remarque ne concerne pas seulement le champ des psychoses : c’est un fait ordinaire de la psychopathologie de la vie quotidienne que de vérifier que tout un chacun peut tomber amoureux d’un seul regard, voire à  la faveur d’une voix, de son timbre ou d’un accent spécifique. Une voix ou un regard suffisent donc au déclenchement de la relation amoureuse, c’est un deuxième enseignement de la clinique des psychoses, de l’érotomanie en tout cas. Bien sûr, allez vous me dire, dans cette clinique de l’érotomanie ce n’est pas l’amour du sujet qui est en question puisque, l’érotomane ne cesse de le formuler, ce n’est pas elle qui aime, c’est l’Autre qui ne cesse de la poursuivre de ses assiduités. Ce point indéniable ne saurait nous empêcher de constater combien cette clinique, envahie par cette question de l’amour de l’Autre, nous apporte ici des enseignements essentiels concernant cette question.

Mais d’autres registres cliniques de la psychose peuvent nous enseigner sur cette question de l’amour, voire nous y apporter quelques surprises. La clinique de l’automatisme mental peut ainsi nous indiquer combien un étrange appareil peut venir capter toute l’attention d’un sujet dit délirant. Le texte resté célèbre de Victor Tausk, De la genèse de l’appareil à influencer au cours de la schizophrénie, nous en donne une illustration particulière. Dans cet article, vous le savez, l’auteur relate la situation d’une unique patiente, Natalia, atteinte d’un automatisme mental caractérisé par le fait qu’elle se trouve sous l’influence d’un appareil électrique, fabriqué à Berlin, qui a la forme d’un corps humain et auquel elle est mystérieusement reliée, puisque toutes les manipulations que l’on peut opérer sur cet appareil se traduisent sur un mode similaire sur son propre corps. On provoque chez elle des mouvements mais aussi des rêves, des pensées, des sentiments ou la perception d’odeurs voire de sensations sexuelles. On perturbe ainsi ses pensées, ses paroles comme son écriture. Natalia se trouve donc littéralement sous la commande de cet appareil à  influencer. C’est une nouvelle indication concernant le registre amoureux : son instauration implique en elle-même un registre de soumission spécifique. Tomber amoureux implique le fait d’être « sous la commande de l‘Autre ». Vous aurez pu, me semble-t-il, retrouver dans ce registre de l’influence, une modalité possible de l’expression du transfert dans les psychoses. Cette hypothèse est d’ailleurs confirmée par l’article de Victor Tausk qui indique que le travail théorique élaboré à partir de ce cas ne s’appuyait que sur trois entretiens, Natalia concluant lors de leur dernière rencontre que Tausk se trouvait lui-même sous l’influence de la machine et qu’elle renonçait donc à leurs rencontres.

Le caractère saisissant de ce cas me semble provenir du fait que le registre de l’altérité qui s’y déploie vient progressivement se centrer sur une seule machine. Cette figure d’altérité qui vient accaparer toutes les pensées de la patiente et auquel elle attribue tant de pouvoir est ici incarnée par cette figure particulière qui vient aujourd’hui occuper dans notre environnement une place de plus en plus importante et sur lequel j’aurais souhaité attirer votre attention et qui est celui de la machine.

Si, en effet, la  question de l’amour qui nous intéresse aujourd’hui est bien étroitement liée au registre de l’altérité en tant que telle, de l’Autre, il doit vous apparaître que ces figures de l’altérité sont variables selon les cultures. L’animal a vraisemblablement occupé cette fonction particulière dans les sociétés que l’on dit primitives, la figure des dieux voire d’un dieu unique a certainement occupé cette place spécifique pendant plusieurs millénaires, jusqu’à ce que l’on annonce – peut-être un peu rapidement – la nouvelle de sa mort. La figure de l’étranger a pu incarner également cette fonction. Je ne reviens pas sur les apports essentiels de Claude Lévi-Strauss dans Les structures élémentaires de la parenté à ce sujet, cet étranger occupe certainement aujourd’hui encore sa fonction d’altérité sur un mode spécifique qui mériterait d’être déplié. Le prince ou le monarque, voire le président de république celui qui occupe une place de pouvoir, une fonction d’autorité, a manifestement  été pendant un certain temps une de ces figures d’incarnation de l’Autre, la clinique de l’érotomanie en témoigne, je l’ai rappelé. Il semble cependant que cette fonction nous soit de moins en moins Autre, au point que le fait de pouvoir être un « président normal » ait pu constituer un argument électoral. Nos gouvernants incarnent aujourd’hui tellement peu cette fonction d’altérité que notre préoccupation dès qu’ils sont élus, semble de tenter de les destituer. Je n’insiste pas non plus sur la façon dont la féminité a constitué une figure privilégiée de l’Autre au cours des derniers siècles et je l’espère encore aujourd’hui, même s’il semble bien que les revendications légitimes à l’égalité entre les sexes conduisent a une similarité des places qui vient réduire ce registre de l’altérité.

Même la figure de la folie, incarnation essentielle de ce registre de l’altérité, semble se réduire dans la politique dite de Santé Mentale au registre du handicap, c‘est à dire à perdre cette dimension d’Autre, de celui qui pouvait dans l’antiquité par exemple être porteur d’une vérité divine. Le handicapé est après tout un semblable qui a eu le malheur de perdre une fonction et de la même façon que le handicapé moteur et un semblable qui a perdu une fonction motrice, l’évolution de la politique dite de Santé Mentale semble de plus en plus considérer le fou, voire celui qu’on appelle le schizophrène, comme un simple handicapé psychique, c’est-à-dire comme un semblable qui aurait perdu une fonction psychique, même si les neurosciences sont à ce jour encore incapable avoir identifié ladite fonction psychique.

Je vous propose donc, à titre d’hypothèse et de débat, de considérer que notre culture si elle assiste à la perte du registre d’altérité des figures du divin, des fonctions d‘autorité, de la féminité ou de la folie voit l’avènement d’une nouvelle figure de l’Autre, qui est celle de la machine. Ce constat ne peut pas ne pas porter à conséquence sur la question de l’amour. Cet avènement, je me suis permis de vous indiquer que la clinique des psychoses et en particulier celle de l’automatisme mental nous permettait tout à fait de repérer la possibilité structurale de sa survenue. Cette possibilité nous est également offerte par la création artistique. Comme le soulignait Freud, l’artiste sait ici précéder le chercheur. C’est pourquoi, pour rester dans une tonalité moderne, je voudrais citer quelques films ou séries télévisées récents qui tous viennent rendre compte des modalités dont, dans notre modernité, la machine vient occuper cette fonction de l’altérité comme telle  et vient ainsi de plus en plus s’imposer non seulement comme lieu de commande – vous le savez, aujourd’hui la télécommande – mais comme objet d’amour.

Vous avez peut-être entendu parler ou vu ce film qui s’appelle Her, au cours duquel le héros, à la suite d’une déception sentimentale tombe amoureux d’une pure voix, une voix féminine du type de celle qui émane de nos téléphones portables ou de nos appareils de guidage GPS. Dans le même registre vous pourrez voir ce film d’anticipation, joliment nommé Ex machina, dans lequel ce sont des machines à forme humaine qui deviennent progressivement des objets électifs d’amour. Enfin, je ne saurais trop vous recommander cette série télévisée suédoise diffusée par Arte et intitulée Real humans, dont l’enjeu essentiel consiste à décrire une société dans laquelle des machines humanoïdes appelées hubots – néologisme formé à partir de humain et robot – viennent incarner cette figure élective de l’altérité et ainsi progressivement réordonner la société. La série se déroule dans une Suède contemporaine où l’usage des androides devient prépondérant. Ces hubots, qui ont un port USB au niveau de la nuque et une prise électrique sous les aisselles pour pouvoir être programmés et rechargés, sont utilisés dans les maisons et les entreprises pour aider aux tâches domestiques et industrielles. Ils vont être utilisés comme domestiques, ouvriers puis progressivement comme compagnons et partenaires sexuels. La série va souligner la place essentielle prise par ces hubots dans la société en ne cessant d’interroger les différences entre humains et hubots. La société se divise progressivement entre ceux qui adoptent cette nouvelle technologie qui vont progressivement se rendre compte qu’ils en deviennent dépendants, voire ne tombent plus amoureux que de ces hubots, et ceux à qui elle fait peur qui se regroupent dans un parti politique aux allures réactionnaires qui vient promouvoir l’éradication des hubots. Le nom de la série Real humans est tiré du nom de ce parti, dont les membres aux cranes rasés défendent le retour à une société débarrassée de tout hubot.

Vous l’entendez, le caractère anticipateur de la série ne manque pas d’avoir des effets de rétroaction sur notre contemporanéité et sur la place qu’y prend progressivement la machine. Une scène vient ainsi montrer ainsi un père, soucieux que son fils manifeste un attrait de plus en plus électif pour la jeune domestique hubot de la maison et ne devienne ainsi un des « hubbies », terme par lequel se désignent ceux qui n’ont plus d’attirance sexuelle que pour les hubots.  Ce père, dans une scène de la série, tente ainsi de proposer à son fils d’autres activités que ses seules discussions avec cette domestique hubot appelée Mimi. Il va ainsi tenter de l’interpeller pour lui dire : « Ecoute, laisse donc un peu Mimi tranquille. Tu pourrais faire autre chose…  Je ne sais pas moi,  va jouer un peu sur ton ordinateur… »

Voilà, j’arrête ici ma description de cette série que je vous laisse découvrir par vous-même, pour ajouter un dernier point concernant la fonction du savoir. Si, suivant la définition de Lacan du transfert, j’indique que l’Autre comme lieu du savoir suscite automatiquement le transfert c’est à dire le registre de l’amour, alors il me semble difficile de contester que le lieu du savoir aujourd’hui se situe dans cette machine que nous allons régulièrement consulter et que nous appelons l’Internet. Les modalités même dont, depuis Turing, nous tendons à nous représenter notre cerveau sur le mode d’un ordinateur particulièrement performant constitue une illustration de ce fait que la machine informatique vient occuper cette place d’Autre de façon prépondérante.

Si la question de l’Autre, de ses différentes modalités d’incarnation, a bien des conséquences structurales sur la question de l’amour, alors le fait que les figures de la divinité, du souverain, voire de la féminité déclinent au profit de cette place de la machine dans notre modernité ne peut pas ne pas avoir d’incidence sur le registre amoureux aujourd’hui. Il ne s’agit ni de s’enthousiasmer sur le mode d’une exaltation religieuse pour ces conséquences, ni de prendre une position de retrait inquiet à l’image du parti Real Humans de la série télévisée du même nom, mais de pouvoir avoir sur ces évolutions une lecture analytique, aiguillée par la clinique des psychoses, celle de l’automatisme mental en particulier, qui nous permet de vérifier la possibilité structurale d’un tel amour.

Je vous laisse sur ces interrogations quand aux formes modernes de l’altérité et de l’amour qui sont en train, me semble-t-il, de se dessiner. Mon propos, qui partait de la clinique psychose, m’a emmené sur un terrain inattendu mais, après tout, n’est-ce pas la valeur de la clinique que de pouvoir poser des questions nouvelles et inattendues ?